Assigné à résistance - On va tous mûrir
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Des abeilles, une fable, un poète, les conservateurs américains et le gouvernement français : le troisième épisode du carnet de bord de Denis Robert, confiné près de Metz.
Vers 16 heures, je suis retourné en forêt pour profiter des derniers rayons du soleil avec Molly.
J’ai passé une journée plutôt monotone entre mon bureau et la cuisine, sans lire, sans avoir envie de reprendre « Stranger », la série coréenne entamée sur les conseils de Loretta. Rien que du temps au téléphone à gérer les affaires en cours liées au Média (500 messages par jour ces temps-ci) et à appeler mon père et quelques amis.
Je me suis arrêté près des ruches de mon voisin que dix ans après, je ne connaissais toujours pas. Je me suis approché pour écouter le bourdonnement des ouvrières, occupées à faire bouffer leur reine, et le voisin est apparu, sortant de sa cabane de jardin comme d’une boite à ressort, craignant sans doute que je maltraite ses abeilles. Et nous avons parlé. Il m’a expliqué ses difficultés à implanter ses ruches de ce côté-ci de la colline en raison du manque de soleil. Il m’a appris qu’il était sur un couloir d’abeilles (ça ressemble à un couloir aérien et on peut y poser des ruches vides qui se remplissent spontanément).
Tous les trois ans, il change ses reines et en « implante » de nouvelles, qu’il achète à des apiculteurs amis, mais il garde les vieilles reines trois jours, histoire de voir si les nouvelles sont acceptées par la ruche. Il est arrivé que la nouvelle reine se fasse éjectée. Dans ce cas, la vieille reprend du service. Sinon, mon apiculteur de voisin l’écrase ou la décapite.
Si seulement la démocratie était aussi lapidaire et lumineuse qu’une leçon d’apiculture par un apiculteur doux, perfectionniste et paisible.
Si seulement on avait pu garder Mitterrand en vie.
Après l’avoir quitté, je me suis posé au pied d’un arbre, au milieu des feuilles, des mousses et des champignons. M’asseoir avec Molly couchée à mes pieds, rognant un bout de bois, fermer les yeux, réchauffé par le soleil, rouvrir les yeux.
Au douzième jour de mon confinement, je suis d’humeur paisible et contemplative. Dans l’air flottent des bataillons de spores.
Et soudain l’idée, aussi fulgurante qu’une lucarne de Messi.
Ce matin, j’ai échangé sur Messenger avec un jardinier botaniste, qui m’a raconté une curieuse histoire de fourmis suicidaires. Vous pouvez maintenant lire sa tribune sur le site du Média.
L’histoire pourrait ressembler à une fable de La Fontaine - La fourmi et le champignon. Les fourmis travaillaient, travaillaient, mangeaient, mangeaient, capitalisaient, capitalisaient, sans se soucier de leur environnement, uniquement préoccupées à faire grossir leur fourmilière, à faire bouffer leurs larves. Et leur reine. Une reine fourmi peut vivre quinze ans. Elle est défendue par des fourmis soldats qui défendent leur territoire.
Avez-vous vu, sur les fils Reuters, que BNP-Paribas maintenait malgré le Coronavirus son Assemblée générale et le versement de ses dividendes, sous l’œil bienveillant de Bruno Lemaire, qui leur demande avant tout la plus grande discrétion ?
Les fourmis ne sont préoccupées que par deux choses : protéger leur société très hiérarchisée, avec leur reine pondeuse au centre de toutes les attentions, et étendre leur territoire. Elles mangent des tas de végétaux, en particulier des écorces d’arbre et des champignons. Au rythme où elles bossent, sont obéissantes et organisées, se nourrissent et se renforcent, elles peuvent parfois casser la baraque, devenir dominantes, se croire immortelles.
Un jour, on s’est rendu compte que certaines de ces fourmis grasses et arrogantes devenaient folles. Elles grimpaient jusqu’à la cime des arbres et mourraient figées sur place, incapables de bouger et de respirer. Tout ça parce qu’elles avaient exagéré sur les champignons. Et que ces derniers s’étaient vengés. Ce qui arrive aux fourmis dominantes arrive aussi aux sauterelles, aux araignées, aux scarabées.
« Une inflorescence fongique leur sort rapidement du crâne, cette dernière explose en spores et contamine toutes les autres fourmis en dessous, et ça recommence… », écrit Raphael Duroy.
La nature est ainsi faite qu’elle se venge sur ceux qui pensent pouvoir la dominer. C’est comme dans cette nouvelle de Brautigan, où la pelouse de sa mère se vengeait de ceux qui l’avaient maltraitée. La vengeance de la pelouse, c’est le titre d’une des nouvelles qui donne son titre au recueil.
Sous mon arbre, tel le dormeur du Val de Rimbaud, je pense à Brautigan, à mon père, aux fourmis, aux apprentis sorciers de la République en marche.
Et à Rimbaud :
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Je pense à mon fils Cornélius, qui déteste lire, et aux vieux qui meurent dans les maisons pour vieux. J’ai chaud comme un soldat vivant. Je fais des connexions, comme les banques entre elles. Je pense à ce type qui vient nous faire la leçon, tous les soirs à la télé, avec ses costards bien mis et sa tête d’entraîneur de foot anglais. Attention, je n’ai rien contre Mourinho ou Ferguson, mais Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, me fait invariablement penser à cette phrase de Brautigan : « Il donnait d'impression de n'avoir jamais de sa vie reçu d'autre courrier que des factures ».
La légende veut que Salomon, le fils de David (celui qui s’est tapé Goliath), soit devenu le plus sage des rois d’Israël. Wikipédia nous apprend qu’il aurait contraint « les démons de lui décrire les différentes maladies qu’ils causaient et les remèdes nécessaires pour en guérir et différentes herbes à utiliser pour se débarrasser de la douleur ». Puis Salomon écrit toutes médications sur « le mur de la Maison de Dieu » : « Et quand un homme était malade, il allait au temple et regardait le mur pour trouver le remède de sa maladie et l’ayant appliqué il était guéri et glorifiait Dieu ». Mysteries of St John the divine - Egyptian tales and romance.
Depuis la mort de ma mère, en juillet 2018, mon père vit seul dans une grande maison à une trentaine de kilomètres de chez moi. Entre son jardin, les deux ou trois copains qui lui restent, il commençait à supporter le deuil. Il a 85 ans. Je l’appelle tous les jours depuis le Corona. Beaucoup plus qu’en temps normal. Il est en train de craquer, je le sens. Cette nuit, il s’est réveillé avec la conviction d’entendre couler un robinet.
- Attention, je ne rêvais pas, me dit-il, j'entendais vraiment l'eau couler. Il fait le tour des robinets : ils étaient tous fermés. Mais après avoir tourné le dernier, le bruit s'est instantanément arrêté. C'est bizarre, non ?
- Non, c'est normal, papa. Ça me fait pareil parfois...
Mon père vit mal l’impossibilité de croiser du monde. Il tourne en rond, ne supporte plus son écran géant et les chaines du bouquet Canal. Même plus de foot à la télé. Et rien que la tête de Jérôme Salomon qui compte les morts tous les soirs. Et tous ces vieux qui tombent comme des mouches autour de lui. Ça finit par le rendre dingue. Il parle de ma mère, alors qu’il le faisait moins. Je ne sais plus quoi lui dire : « Rien de ce qu'on peut dire ne rendra jamais heureux le type qui se sent dans une merde noire parce qu'il a perdu celle qu'il aime ». Brautigan, encore.
Vingt vieillards viennent de mourir dans un Ehpad des Vosges, douze à Paris à la Fondation Rothschild. On est parti pour une hécatombe. Dans la bouche de Jérôme Salomon, l’énumération des victimes ressemble à de la comptabilité lamentable. On est très loin du mur des lamentations.
Ce matin, j’ai reçu un SMS d’un ami infirmier qui bosse en gériatrie dans l’Ardèche, à Privas. Voilà ce qu’il m’écrit : « J’ai accompagné trois décès entre 8h et 11h. Il n’y a pas de respirateur, ni de réa chez nous. J’en ai encore mal au bide. Ils meurent seuls ou assistés d’un soignant comme moi ce matin, en général un volontaire qui sait encaisser. Ils étouffent, comme une noyade. Quand tu les a passés à 5 litres d’oxygène, c’est un repaire qui t’indique que ce n’est plus qu’une question d’heures. Les masques qu’on nous donne sentent le renfermé (tu sais, comme chez les petits vieux qui ouvrent jamais leur fenêtre). Ils sont reconditionnés dans des boites sans date de péremption. On a cette odeur dans le nez qui donne envie de vomir. Je ne t’en dis qu’une goutte dans l’océan de cauchemars. Gigantesque et sans aucune terre à l’horizon ».
Ma grand-mère est morte dans ce qui ne s’appelait pas encore Ehpad, mais c’était bien avant. En 1987. Pas vrai, Mamounette ? C’était le bon temps où on pouvait mourir en paix… « C'est ce qui arrive à bon nombre de vieilles personnes dans ce pays. Elles deviennent si vieilles et vivent si longtemps avec la mort qu'elles finissent par se perdre quand vient l'heure de mourir vraiment ». Brautigan...
Je pourrais en faire des tonnes sur Macron, son discours de Mulhouse où il semble découvrir la nécessité de financer l’hôpital public. En ajouter une grosse louche sur Édouard Philippe ou Muriel Pénicaud, qui veulent nous faire bosser plus pour gagner moins et profiter de cette contagion si mal gérée pour envoyer au front et sans masque toute cette troisième ligne de travailleurs pauvres qui vont devoir nettoyer nos rues, vendre de la bouffe et cueillir nos fruits.
Ah, la sortie de Sibeth Ndiaye sur les profs qui doivent aller bosser aux champs parce qu’ils ne foutent rien ! Elle est inimitable… Mathias, qui a fêté hier ses 32 piges (Happy birthday, Mathias), m’a fait suivre un tweet assez juste sur la profondeur de la porte-parole du gouvernement : « On a tous un ami qui raconte plus de conneries que nous. Et ainsi de suite jusque Sibeth Ndiaye ».
Désolé, Sibeth Ndiaye, mais tes sorties font notre miel, à nous les enfants perdus de ta République en marche. Tu n’as pas encore compris que c’était la fin des haricots pour toi et tes copains. Dans quelques années, on dira de vous que vous ressembliez à tous ces gens dont on a oublié le nom. Grâce à toi, nous avons quand même un peu ri. Jaune, certes, mais on s’accommode de tout. Y compris de votre morgue et de ces mensonges à répétition.
J’ai dû m’interrompre pour aller faire des courses à Lidl (du rhum, des fruits, de la salade, des patates, rien que des produits de première nécessité). Dans la queue, il y avait des gens, le regard perdu, qui avaient des problèmes de fin de mois et d’angoisse quant au nuage qui rôde. « Quand je fais la queue [à la banque], il y a presque toujours des gens devant moi qui ont des problèmes bancaires compliqués. Et je suis obligé d'attendre et de supporter ces parodies de crucifixion financière de l'Amérique » (Brautigan toujours).
La vie se résume parfois à une histoire de ruche et de spores. Au regard souriant d’une caissière fatiguée chez Lidl. Je ne sais pas comment, dans quelques semaines, nous ressortirons de ce train d’enfer dans ce paysage calme. Bizarrement, malgré les morts, je ne suis pas inquiet. L’air de Paris n’a jamais été aussi pur. L’eau de Venise est enfin claire et vu d’avion, il n’y a plus de nuage polluant sur la Chine.
La nature reprend ses droits, serais-je tenté de penser en regardant ces spores voler, qui ressemblent aux micro particules de Covid-19, qui ne condamnent dans le pire du pire des scénarios que 3 % de l’Humanité, dont une majorité de vieillards. D’ailleurs, les conservateurs américains, tous supporters de Donald Trump comme l’avocat Scott Mac Millan, ont intégré cette règle dans la bonne humeur. « Allons-nous laisser couler l’économie pour 2,5% de la population ? », a demandé Mac Millan, aussitôt repris par le gouverneur texan Dan Patrick, heureux de se sacrifier comme tous les grands-parents pour « pour préserver le bien être financier de leurs enfants et petits-enfants ». Le lendemain, l’animateur de Fox News Glenn Beck évoquait « la possibilité de sacrifier des vies pendant l’épidémie de coronavirus pour sauver les États-Unis et leur économie ».
Que ces Américains s’étouffent dans leurs certitudes imbéciles ne m’empêcherait pas de dormir. Par contre, les grands singes, dont j’apprends qu’ils risquent de disparaître car possiblement infectés par le Coronavirus, m’affectent davantage.
Je suis un mauvais chrétien à préférer certains singes à certains hommes. Ceci étant, on ne va pas tous mourir, comme me l’écrit un socio : on va tous mûrir…
Je ferme les yeux sous mon arbre. Me voici dans un bar plein de jeunes militants de la République en marche. Des types souriants en costards étriqués et en pull cachemire avec chemises blanches qui dépassent. Jeunes, snobs et sûrs d’eux-mêmes, se défiant de toute idéologie, crachant sur Hollande et Mélenchon, ils essaient de baratiner des étudiantes en journalisme visiblement prêtes à coucher avec des types dans leur genre. On n’est pas très loin de la gare de l’Est. C’était ma dernière sortie avant le Corona. J’avais rendez-vous avec un député dissident, qui venait de lâcher Macron et me racontait comment des banquiers spéculaient sur le virus en inventant un produit financier dérivé appelé « Pandemic bonds ». Ces obligations, inventées six ans plus tôt, arrivent à terme en juillet 2020. J’y reviendrai.
Je repense à ces scènes d’avant, à cette effervescence, à Buzyn, Griveaux, à toute la smala. Et à ces fourmis momifiées. Ils creusent leurs tombes et ils ne s’en rendent même pas compte. Le seul problème serait qu’ils creusent la nôtre.
Dans « Il pleut en amour », Brautigan pousse une petit poème qu’il appelle « La courbe des choses oubliées » :
Les choses s'incurvent lentement hors de vue
jusqu'à disparaître tout à fait.
Après ne reste plus
que la courbe.
Allez, salut.
PS1 - Au moment où j’envoie cet épisode, je reçois ce message d’un ami socio qui m’écrit :
"Denis, lors de ton dernier édito, tu as mentionné l'entreprise Vinci pour laquelle je travaille sans gloire ni rancœur. Je suis assez d'accord avec toi sur la cupidité et l'avidité dont font souvent preuve ce genre d'entreprise mais, te sachant attaché à la vérité, je ne pouvais pas te laisser dire de fausses informations. En fait sur les autoroutes, il y a deux types d'aires. Les aires de repos qui sont gérées en totalité par les entreprises concédantes (Vinci ou autres SANEF, APRR etc...) et les aires de services qui sont gérées par des pétroliers (Total, Agip, Shell etc..) qui louent l'aire au concédant.
Toutes les aires de repos sont restées en permanence ouvertes et je peux te dire qu'on n’a pas baissé la cadence de nettoyage des toilettes (je suis bien placé pour en parler :-) ) Mais certains pétroliers comme Total ont décidé unilatéralement de fermer leurs aires avec toutes leurs commodités (WC, douche, café...) laissant les pauvres chauffeurs routiers confinés dans leur camion pendant toute la durée de leurs pauses obligatoires. On s'est bagarré comme des chiens avec eux pour qu'ils rouvrent, ce qu'ils ont tous fait, sauf Total !
Quand j'ai commencé à bosser pour l'autoroute, l'entreprise appartenait à l'État et était composée de plusieurs strates de petits chefs arrogants sortis des grandes écoles qui croyaient tous sortir de la "cuisine à Jupiter" comme disait Coluche ! Vinci est arrivée et les petits chefs arrogants restés. Vinci en a bien ajouté quelques-uns mais ces derniers se sont parfaitement bien entendus avec les anciens.
Tous (hommes ou femmes) sont sortis du même moule et sont le plus souvent dénués d’humanité et de reconnaissance à leurs subordonnés et même à leur entreprise. Dans la crise actuelle, j’en vois certain(e)s spéculer sur l’action VINCI pour gagner du fric, sans scrupule sur les risques de fragilisation de leur propre entreprise. De vrais charognards ! ou même pire, des sauterelles ! ils viennent, ils harcèlent, ils pillent et ils se cassent ailleurs !"
PS2 - Mon conseil confinement du jour : lire ou relire tout Brautigan. Rien à jeter...
Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.