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Assigné à résistance - Ce monde est-il devenu fou ?

Par Denis Robert

Vous pouvez retrouver tous les contenus de Denis Robert en consultant sa page.

De la vodka à l'herbe de bison, les corbillards de Bergame, un ado privé de console, Bernard Arnault, des Mosellans calibrés et la casse de l'hôpital public : le premier épisode du carnet de bord de Denis Robert, confiné près de Metz.

Je me réveille ce matin, après une nuit d’insomnie, dans un état de stupeur et d’incertitude. Je ne sais plus où je suis, ni si ce qui m’arrive au cerveau, plus précisément aux lobes frontaux, est une réalité vaporeuse ou un rêve psychédélique. Les circuits neuronaux empruntent parfois des chemins de traverse. Les lobes s’engourdissent. Je ne me souviens pas avoir pris d’acide, ni terminé la vodka à l’herbe de bison offerte par mon père. J’ai bu une tisane indienne avant de me coucher. Pas de gueule de bois.

Une seule question me taraude : le monde est-il devenu un capharnaüm géant où une pandémie mortifère condamne une partie de l’humanité, ou est-ce la fin d’une bouffée délirante ? Je n’arrive pas me décider.

Je pose un pied au sol pour revenir à ce qui ressemble à un putain de cauchemar. C'est pourtant la réalité. The reality.

  • "Hey man, ce n'est pas toi qui déjantes, c'est le monde qui déconne à fond les turbines. Ne te recouche surtout pas. Tu n'es pas devenu timbré en quelques jours. Ils sont même capables de ça.
  • Qui ça, "ils" ?
  • Tous les autres
  • Fais pas chier"

Une nuit sur deux, quand je suis à Paris, principalement au Média, je me réveille dans un hôtel. Et il me faut toujours un temps d’adaptation avant d’atterrir. Là, c’est différent, il y a le chant des oiseaux et les lumières du store. Une odeur de café. Je suis à la maison. Je suis chez moi.

Nous sommes le jeudi 19 mars 2020. Je descends à mon bureau où ma mission consiste à écrire une histoire qui ressemble à la mienne. Je suis prudent en démarrant ce récit. J’ai dans les yeux l’image des corbillards de Bergame.

Cette nuit, j’ai dormi dans le lit de ma fille qui a quitté la maison depuis une dizaine d’années. Ma femme, - appelons-la Géraldine car je ne l’ai pas encore prévenue qu’elle pourrait être un personnage de mon histoire et je ne suis pas sûr que cette perspective l’enchante -, ma femme donc, tousse et a un peu de fièvre. Géraldine est très asthmatique. Sa réserve de Ventoline et de médicaments occupent deux rayons dans la salle de bain. Sa santé est fragile et entre dans le tableau des sujets à risque en cas d’infection. 

Et puis j’ai un sommeil agité, comme le savent quelques-uns de mes amis qui reçoivent des messages à des heures où 90% de la population dort. C’est souvent dans mon sommeil ou après un footing que naissent mes idées.

Mon fils - appelons le Cornélius, car lui non plus ne sait pas – dort dans une chambre plus loin. Quand je l’ai quitté, vers minuit, il matait en soupirant Sex Education, une série Netflix pour ados, sur un Ipad. Il soupirait car il trouvait l’histoire nulle. Cornélius a quinze ans. Il est en seconde et jouait au moins huit heures par jour à des jeux vidéo – principalement foot et basket en ligne - avec ses potes, depuis lundi. Il est en section sport-études, en seconde. Il joue au basket, mesure un mètre 84. J’ai encore un centimètre de plus que lui. Ouf… On a installé un panier dans le jardin. Hier, pour la reprise, il m’a mis 21-0. Je ne me suis pas battu. Sinon, j’aurais pu avoir la moyenne. En shoot de loin, je me défends.

Je lui ai planqué la manette, il fait la gueule dans sa chambre. Il menace de se raser la tête. Je gère. 

J’ai quitté Montreuil et j’ai de la chance, depuis cinq jours, de vivre dans un environnement paisible, entouré d’un jardin, tout près d’une forêt où les oiseaux et les écureuils reviennent. Et d’un cimetière où mes voisins roupillent pour l’éternité. J’y ai quelques copains. 

Mon ami Youri, qui rentre en urgence des USA où il devait peindre une façade (c’est son métier), m’a envoyé les dernières photos de Houston avant son départ. On voit des queues d’acheteurs, non pas devant des magasins de bouffe, mais de flingues.

Je sais que je suis un sacré veinard à être confiné ici en Moselle entre forêt et rivière et que vous êtes nombreux à en baver en banlieue ou dans des chambres étroites. Mais bon, dois-je me flageller ? Autour de moi, des types, en petit nombre, ont acheté des flingues pour défendre leurs biens. Et ils le font savoir. Je crains cette paranoïa qui pourrait s’emparer de certains si le confinement durait et si on ne trouvait plus à manger.

À côté de chez moi, pas trop de queue, ni de masques au Lidl du coin. Par contre, des queues et des masques chez Cora, plus loin. Les hypermarchés restent achalandés et les camions de produits frais arrivent, même si un copain m’a prévenu que de nombreux routiers avaient fait valoir leurs droits de retrait. Les aires d’autoroute où ils pouvaient se reposer et se doucher leur sont interdites. Non seulement Vinci et compagnie, grâce à Nicolas Sarkozy, nous ont volés. Mais en plus, ils ferment leurs aires de repos. On rêve. Non, on ne rêve pas.

Assigné à résistance - "Je me réveille"

En parlant de Sarkozy, la vidéo la plus magnifique du net – à mes yeux - est celle où Carla Bruni fait étalage de toute sa générosité, de son intelligence et de sa culture de classe. On est chez LVMH, le 28 février dernier, au début d’un défilé Dior et Carla se moque. Elle mettra deux semaines avant de s’excuser. C’est long, deux semaines, surtout quand on a un cerveau.

Depuis que nous sommes confinés, je cogite plus que d’habitude. J’ai toujours la tête ailleurs. C’est ce que mes proches disent de moi. 

  • "Putain, à quoi tu penses ? Allo la planète Corona..."

Je passe encore plus de temps sur les réseaux sociaux. Normal, c’est depuis un an un peu mon métier. Je reçois des centaines de messages qui viennent de partout. D’artistes, de journalistes, de médecins, de politiques, de chercheurs, de Gilets Jaunes, d’infirmiers, de syndicalistes, de profs, de fous, de donneurs de leçons, d’avocats, de magistrats, de galéristes, de flics, d’amis italiens, anglais… Difficile de faire le tri entre ceux qui prédisent une mutation du virus et une catastrophe planétaire et ceux qui pensent que nous sommes déments de nous protéger ainsi. 

Difficile d’y voir très clair quand on cherche à comprendre ce qui arrive, quand ce qui nous est proposé vient de personnalités médicales qui se contredisent avec tant de bonne foi apparente. Après avoir mis en ligne une de ses vidéo-conférences, j’ai échangé cette nuit avec le Professeur Timsit, chef de la réanimation de l’hôpital Bichat à Paris, qui s’inquiète de la catastrophe à venir, craignant un afflux de malades et une contagion galopante. 

Coronavirus : l'échange inquiétant de médecins en première ligne
Ce document vidéo synthétisé par le Média, confirme la grande incertitude et les tensions du monde médical quant à l’avenir de…

Quelques heures plus tard, un ami médecin m’envoyait les vidéos du Professeur Raoult, expert en maladies infectieuses à Marseille, qui pense pouvoir soigner en grande partie l’infection avec un médicament à base de chlore et ne croit pas que le confinement soit une méthode appropriée pour vaincre le virus, qu’il range et banalise au rang de mauvaise grippe.

Qui croire entre Johnson ou Erdogan, qui ne prennent aucune mesure de confinement et semblent minimiser l’épidémie, et Macron ou Trump, qui jouent le drama planétaire et l’intervention militaire ? Les images des corbillards de Bergame reviennent en boucle et me font penser qu’aujourd’hui, nous n’avons pas d’autres choix que le confinement. Sans doute aurions-nous dû nous y prendre autrement ? Mais ce n’est plus le moment de regretter le passé. On réglera nos comptes plus tard. Même si comme Philippe Juvin, le patron des urgences à Georges Pompidou, j’ai les boules.

Même si je n’oublie pas que ce pays, ce président, ce Premier ministre et tous ces emmarcheurs ont claqué des fortunes en armes et balles de défense pour juguler les manifestations et ne sont toujours pas foutus de fournir des masques aux toubibs et aux soignants pour nous sauver la vie.

Ici, dans mon village du Grand Est, impossible de quitter son domicile sans montrer patte blanche et attestation de sortie. Ma fille Loretta, qui habite en ville, a été verbalisée car elle avait promené son chien à plus de deux kilomètres de chez elle. Puis le flic s’est ravisé et lui a soufflé, l’air patelin, que c’était bon pour cette fois mais que la prochaine, il n’hésiterait pas. Il a souri. Elle est furax. Elle habite près de la gare. Dans le village où je suis confiné, c’est plus tranquille. On entend le bruit des tondeuses et des tronçonneuses. Le facteur ne passe qu’un jour sur deux. Ma voisine Michou me fait signe de son balcon. Hier, on nous a livré des chaussures de sport. Nous vivons en relative autarcie. S’il n’y avait pas tous ces nuages sombres autour de nous, ce serait presque agréable.

Assigné à résistance - "Je me réveille"

Depuis le confinement, j’ai fait des choses que je ne faisais plus depuis que le Média occupe mon espace-temps. J’ai fait (un peu) la cuisine (riz gluant, sauce thaï), joué aux cartes (Scopa), au basket et au ping-pong. J’ai promené mon chien en forêt. Elle s’appelle Molly. C’est un border collie. Je me suis pris la tête avec Cornélius parce qu’il ne fout strictement rien, à part jouer de la manette, au prétexte que le site de son lycée ne fonctionne pas et ne lui envoie aucun cours, ni aucun exercice, contrairement à ce qui était prévu. Ce qui est vrai, mais ce qui n’excuse pas sa lobotomie avancée.

  • "Putain, lis un livre
  • Lire, c'est un truc de mongol
  • Viens te promener en forêt
  • La forêt, non mais tu plaisantes
  • Va te faire foutre
  • Ça roule" 

J’ai mes amis du Média plusieurs fois par jour, au téléphone ou sur Skype, pour établir un plan de bataille. Nous sommes nombreux à travailler moins, loin ou à mi-temps. Ils sont trois à être restés sur base à Montreuil pour organiser le travail et les émissions. Nos audiences grimpent. Normal, les gens s’emmerdent et traînent sur le net. Et on est gratuits. La règle d’or est de ne pas se toucher, rester à distance, échapper aux postillons, aux miasmes et aux nuages. On ne sait pas bien où on va. On est partis pour durer en fonctionnant de la sorte. Je pense que ce sera bien plus long que les deux semaines annoncées.

Dans l’émission que j’ai montée hier, les épidémiologistes optent pour un pic dans deux mois en France. On peut donc raisonnablement penser que le confinement pourrait durer le double. Personne ne sait. C’est le plus inquiétant, cette sensation que plus personne ne maîtrise nos emplois du temps. Même pas les oligarques ou leurs petits télégraphistes. 

"La règle d’or, c’est que celui qui a l’or fait la règle", disent les Anglais qui nous regardent d’un drôle d’air. Je ne suis pas persuadé que ceux qui ont l’or soient ravis de la situation. Sur les sites conspi, des mecs commencent à laisser passer l’idée que les amis de Trump et de Macron auraient volontairement balancé un virus pour décimer les populations. Ils partent d’une info vraie – la France a aidé la Chine à créer un labo en recherche épidémiologique à Wuhan - pour délirer. Il va falloir faire très attention à ces rumeurs qui, en temps de crise, peuvent occuper soudain tout l’espace. Elles deviennent très vite virales.

Ce qui est vrai et n’est pas vraiment une mauvaise nouvelle (pour nous, la plèbe), c’est que Bernard Arnault et ses copains multimilliardaires ont perdu quelques milliards avec le coronavirus. Mais il leur en reste un paquet. La question à se poser pourrait être : vont-ils se battre avec autant d’énergie pour aider les hôpitaux publics à s’équiper en respirateurs qu’ils l’ont fait pour sauver Notre-Dame ?

Je repense à Bernard Arnault, un temps en tête du classement Forbes. Si la crise du Coronavirus pouvait le faire imploser total, je ne pleurerais pas vraiment sur son sort. On se rendrait peut-être enfin compte que ce genre de suceur de roue, de suceur de peuple, ne sert strictement à rien. Ses parfums, ses sacs à main, ses robes à trois zéros, la notoriété de la France à l’étranger, les impôts qu’il paie, tout ça fait Pchiiit au moment où, en quelques jours, une grande partie de sa fortune se fait la malle. C’est un peu ce qu’écrit ma copine Zoé Sagan sur Facebook : « Hier il était l’homme le plus riche du monde et aujourd’hui il commence son saut de l’ange, il n’est plus invité à la table des puissants. L’effondrement débute pour LVMH. En même temps en période de krach économique, n’importe qui préférerait acheter des pâtes et du thon en boite chez Louis Vuitton que des sacs. Surtout lorsque tu ne peux plus voyager. En période de récession, tu veux juste manger, une valise avec un logo, ça ne se mange pas, donc plus personne n’en achètera ».

On va dire que je suis méchant avec les riches. Ce sont quand même un peu eux qui nous ont mis dans cette merde en plaçant à la tête du pays un hyper-président dont la principale tâche a été de renforcer sa police, de réduire les impôts des classes supérieures et des actionnaires et de faire des économies sur les services publics, les tribunaux, les écoles et surtout les hôpitaux.

Un cauchemar, par définition, ça prend fin. Dans sa dernière allocution, Emmanuel Macron a évoqué, avec prudence mais convoitise, un hypothétique « retour à la normale ». Après l’épidémie, va-t-on faire comme si rien ne s’était passé ? Lui et les emmarcheurs tireront ils les conséquences de cette catastrophe ? Après demain, continuera-t-il à protéger ses amis ? Les matraques continueront-elles à s’abattre sur nous ? Les aides aux plus démunis continueront-elles à être supprimées ? En alignant ces questions, je me rends instantanément compte de leur obsolescence. Tout peut arriver. Le bien, le mal. C’est ça qui est bien. C’est ça qui est mal.

Au moment où je reprends mon souffle, achevant tranquillement ce premier épisode, je jette un œil à ma boite mail où une soixantaine de messages se bousculent depuis que j’ai commencé à écrire. Trois ou quatre heures se sont écoulées. J’en retiens deux. L’un, d’une femme politique de droite complètement frappée, m’appelle à manifester samedi avec elle et les Gilets Jaunes, sur les Champs-Élysées, pour renverser le gouvernement. L’autre, d’un psychiatre assermenté, m’assure que le Coronavirus est le fruit d’un délire collectif. J’ai soudain très mal au crâne.  

« Le réel, c’est quand on se cogne », disait Lacan.

Molly me regarde avec son air de chien qui aimerait jouer au frisbee. Vais-je lui obéir ?

Allez, salut et à demain…


PS - Mon conseil confinement du jour : la journée a été longue et pas marrante, matez-vous une comédie de la mort qui tue. J’ai testé hier avec un ado « En cloque mode d’emploi » de Judd Apatow. Poilade garantie.

Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.

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