Historien, Julien Théry contribue au Média depuis septembre 2018.
« La République » est aujourd'hui souvent réduite à une caution de la domination bourgeoise-raciste. Dans son dernier livre, Joseph Andras fait l'âpre récit de ce qu'il en coûta à ses combattants pour la sauver du retour de la nuit des temps lorsqu’elle se trouva cernée, en l'an II de son existence, par le régime d'inégalité radicale dont elle venait de rompre l' éternelle emprise. « Pour vous combattre » raconte Desmoulins, Hébert, Danton et Robespierre, l'histoire tragique de la Révolution assiégée et de ses déchirements, de l'automne 1793 aux journées fatales de l'été et du printemps suivants. Fresque méditative, histoire habitée ‒ au présent, nécessairement ‒, ce texte incandescent m'a porté à solliciter son auteur pour les lecteurs du Média. Pour nous, Joseph Andras est revenu longuement sur son travail d'écrivain et sur la façon dont il a conçu ce livre ‒ presque, selon ses termes, comme « une tribune d'actualité ».
On pense, en lisant Pour vous combattre, à la réflexion de Charles Péguy sur l’écriture de l’histoire, quand il opposait à la démarche du savant la nécessité de « s’incorporer dans le corps sentant de tout un peuple ». Vous reconnaissez-vous dans ce rapport à l’Histoire ?
Joseph Andras : L’entre-tuerie des révolutionnaires de 1794 me touche au sens strict. Ils sont pour moi des fantômes à portée de main. Pour un peu, des gens du coin de la rue. Hobsbawm a parlé, comme historien, comme sympathisant révolutionnaire, d’un « lien organique » qui existe avec le passé – il en déplorait la perte contemporaine. Je comprends ça. Les lames de fond, les continuums, les articulations causales et les longues durées m’importent. Je les aime et, surtout, je m’y sens à ma place. Je n’ai vraiment rien contre les grands récits, les grands schémas narratifs. Le discontinu, l’éclaté, le parcellaire et le morcelé, tout ça ne m’est pas familier. Au fond, j’ai un rapport « moderne » à l’Histoire – pardon, Péguy, pour le vilain mot. Je compose des fresques autrement plus volontiers que des fragments : Ainsi nous leur faisons la guerre court sur un siècle et S’il ne restait qu’un chien, 500 ans. Je ne communie pas dans l’ironie, le scepticisme ni le recul prudent et avisé : « s’incorporer », ainsi, c’est entendu. Triturer l’Histoire avec des pinces ou des gants ne me viendrait pas à l’idée. Je me sens, très simplement, très banalement, héritier et successeur – d’une longue tradition qu’on connaît sous le nom de « socialisme ». C’est, à ce jour et à ma connaissance, le seul terme à avoir, partout, sur chaque continent, rendu pensable, dans chaque strate et chaque recoin de l’existence et du monde social, l’abolition de la loi des forts.
« Sombre fidélité pour les choses tombées ». Peut-être pourrait-on résumer une part de mon travail par ces mots.
De 1789 à aujourd’hui, je ne vois qu’un seul fil – accidenté, certes, fracassé, sans conteste, ensanglanté, assurément, mais jamais rompu. Je m’y accroche. D’autres prendront la suite. Je dis « 1789 » mais je pourrais presque remonter aux années 20, quand un drôle de type a, pendant deux ou trois ans, fait savoir en Galilée tout le mal qu’il pensait des riches. Une vieille histoire. C’est le fil de la rupture fondamentale, de l’idée – par « idée », j’entends l’égalité. Hugo a des mots superbes dans le septième livre des Misérables. Permettez que je les cite : « On s’appelle et on se répond d’une catacombe à l’autre. Les utopies cheminent sous terre dans les conduits. Elles s’y ramifient en tous sens. Elles s’y rencontrent parfois, et y fraternisent. Jean-Jacques prête son pic à Diogène qui lui prête sa lanterne. » Cet « immense fourmillement » qui traverse les siècles dans les galeries ou au grand jour, j’y vois le lieu à partir duquel j’écris. Le corps s’y encastre. Il sait – il sent – qu’il ne sait pas marcher droit, ailleurs.
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Je m'abonne et je soutiens la presse indépendanteValery Ivanovich Jacobi, "9 Thermidor" (1864). Moscou, Galerie d'État Tretiakov.