Féminisme, la victoire argentine - Catholiques progressistes contre le Saint-Siège (2/3)
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En Argentine, les féministes ont conquis l’IVG contre l’avis du pape François, ancien archevêque de Buenos Aires, mais avec le soutien et l’implication de militantes catholiques. Second volet de notre série en trois épisodes sur le féminisme argentin.
Retrouvez le premier épisode de notre série : Les Pibas, l'IVG et la fin du patriarcat (1/3)
Le son de quelques tambours accompagne des cantiques enjoués. Le rythme évoque une ambiance de stade, plus qu'une fête religieuse. Des drapeaux argentins se mêlent à ceux, blancs et jaunes, du Saint-Siège. La foule de fidèles réunie ce 14 mars 2013 devant la cathédrale de Buenos Aires, sur la plaza de Mayo, célèbre l'ascension de l'archevêque Bergoglio, qui vient d'être élu souverain pontife.
Les médias internationaux relaient cette actualité sous l'angle du supportérisme. Comme s'ils couvraient une victoire en Coupe du Monde de football. Il faut dire que ce n'est pas tous les jours que ce pays du bout du monde est placé au centre des préoccupations médiatiques globales. Alors pourquoi gâcher l'ambiance ? "L'Argentine célèbre avec fierté et émotion l'élection du pape François", signale par exemple la télévision publique espagnole.
Sauf que ce jour-là, toutes et tous ne sont pas à la fête. Après avoir légalisé le mariage égalitaire (2010) puis le choix du genre (2012), l'Argentine semblait se diriger vers la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse (IVG). La combativité du mouvement féministe, déjà bien organisé et massif, aurait pu avoir raison des réticences de fond de la présidente d'alors, Cristina Fernández de Kirchner (2007 - 2015), opposée à cette loi.
Mais avec l'arrivée de Bergoglio au Vatican, les féministes déchantent. "Quand le pape a été élu, j'ai tout de suite pensé que nous n'obtiendrions pas la légalisation de l'IVG, se souvient María Pía López, sociologue et docteure en Sciences sociales à l'Université de Buenos Aires, spécialiste de l'histoire sociale latino-américaine. Son arrivée risquait de propager une conception du monde qui place la famille au centre de tout. Je pensais que les politiques de gauche populiste qui étaient alors au pouvoir en Amérique latine allaient être freinés dans leurs conquêtes sociales. Finalement, ce n'est pas le pape qui les a freinés, mais les néo-libéraux." En 2015, l’Argentine bascule à droite, suivie l’année d’après par le Brésil et par le Chili en 2018.
"Le fils de Dieu est né rejeté"
Délogé du pouvoir deux ans plus tard, le péronisme n'aura pas eu le temps de faire sienne cette revendication féministe. Il faudra attendre 2018 pour que Cristina Fernández de Kirchner, alors devenue sénatrice d'opposition, ne s'exprime en faveur du projet de loi. Un virage concrétisé dans la nuit du 29 au 30 décembre 2020 par l'ex-présidente de la République, devenue présidente de la chambre haute. Durant cette période, selon María Pía López, "le Vatican n'a pas tellement mené campagne contre l'avortement. Le pape s'est tourné vers les populations touchées par les politiques néolibérales".
En Argentine, les dirigeants politiques doivent composer avec l'Église car il ne s'agit pas exactement d'un État laïc. Dès son deuxième article, la constitution déclare que "le gouvernement fédéral soutient le culte catholique apostolique romain". La laïcité de l'école publique est cependant revendiquée par les Argentin.es, y compris de confession chrétienne. Finalement, plus que les lois et les soutiens financiers, ce sont les déclarations publiques et les conversations privées entre les représentants de Dieu et ceux de la Nation qui freinent l'avancée de la sécularisation.
Alberto Fernández, président péroniste arrivé au pouvoir fin 2019, avait fait de l'IVG l'une de ses promesses de campagne. Ses soutiens comme ses opposants ont donc surveillé, dès son ascension politique, les conversations du mandataire avec le pape François sur la question. Pour un pays en difficulté sur les négociations de sa dette, avoir un tel allié au Vatican s'avère utile pour peser auprès du FMI, avertit par exemple la chaîne d'infos en continu Todo Noticias : "La relation d'Alberto Fernández avec le pape, vers la collision à cause de l'avortement". Avant le vote décisif du 29 décembre, certains sénateurs indécis avaient pris soin de demander au président Fernández la position de l'ancien archevêque de Buenos Aires sur la question.
Généralement discret sur le sujet, François Ier s'est toutefois adressé à certains élus de la chambre haute avant le vote décisif (lire ici). Plus remarqué encore, son tweet émis le jour du vote du Sénat énonçait assez clairement son opposition à l’IVG : "Le Fils de Dieu est né rejeté pour nous dire que toute personne rejetée est un enfant de Dieu".
Mais la voix de François Ier a surtout trouvé un écho auprès de ses messagers directs, les curés villeros. Très impliqués dans l'assistance aux populations les plus démunies, agglutinées dans les villas miserias (les bidonvilles argentins), ces ecclésiastiques ont fait savoir leur opposition à l'IVG. Le père Pepe Di Paola, l'un des plus médiatiques d'entre eux, a notamment regretté d'avoir donné son soutien à Fernández lors de l'élection présidentielle car selon lui "l'avortement ne faisait pas partie du programme du Frente de todos", la coalition gagnante.
Selon María Pía López, les curés villeros sont passés à côté "de l'existence d'un courant féministe villero, qui montre que ce débat est partout". "Eux considèrent à tort que dans les villas on ne discute pas de l'avortement car c'est une problématique de classe moyenne."
Une problématique de santé publique qui dépasse le cadre de la morale
Face à la marée verte des pro-IVG, les rues de Buenos Aires ont aussi vu déferler des milliers de foulards bleus ciel, couleur de ralliement des militantes anti, structurées autour de l'Église. Mais certaines catholiques avaient préféré au bleu des antis le foulard vert des pro-IVG. C'est le cas de Marta Alanis, fondatrice de l'organisation des Catholiques en faveur du droit à décider, qui fait partie de la Campagne nationale pour le droit à l'avortement légal, sûr et gratuit : "Nous sommes la dissidence au sein de l'Église catholique. Notre position consiste à séparer la doctrine religieuse des sujets portant sur la sexualité, l'accès à la santé reproductive, la diversité sexuelle et l'avortement. Le nouveau testament ne mentionne pas l'avortement !"
Adeptes de la théologie féministe, qui partage avec l'ensemble du mouvement féministe argentin (chaque groupe à sa manière) la remise en cause du patriarcat, ces cathos pas comme les autres ont assumé un rôle à part dans la campagne. "Nous sommes entrées en conversation avec les indécis, par exemple les élus des régions du nord et du Cuyo [ouest du pays, NDLR] aux traditions chrétiennes ancrées", explique Marta.
Cette association de chrétiennes féministes a même réussi à sensibiliser certains ecclésiastiques. Sous pression de l'institution, la plupart préfèrent ne pas se mouiller sur le sujet. Mais d'autres, comme le curé Francisco Paco Olveira, assument leurs positions iconoclastes. "Les femmes nous enseignent comment déconstruire la société machiste et patriarcale, défend ce curé laïc, qui officie actuellement dans le diocèse de Merlo-Moreno, en province de Buenos Aires. Personne n'est favorable à l'avortement en soi, mais je suis pour le droit de décider. C'est une problématique de santé publique qui dépasse le cadre de la morale."
En Argentine, s'auto-définir comme catholique n’entre pas en contradiction avec le fait d'accepter la légalisation de l'IVG. Ce ne sont pas que les Catholiques en faveur du droit à décider qui le disent… Mais le Conicet, le CNRS argentin, qui évalue à 80 % la proportion de catholiques qui approuvent la mesure. Quid des pays voisins, où le poids des croyances religieuses dans ces débats de société reste tenace ? L'arrivée du débat sur la dépénalisation au Congrès chilien laisse croire que les saintes paroles du pape François ne sont pas les seules à traverser la Cordillère des Andes.
Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.