En Arménie, le désespoir des déplacés du Karabakh
Vous pouvez retrouver tous les contenus de Simon Mauvieux en consultant sa page.
Deux mois après le cessez-le-feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, les déplacés de la troisième guerre du Haut-Karabakh sont 50 000 à être rentrés dans la province indépendantiste. Mais des dizaines de milliers d’entre eux se trouvent encore en Arménie, sans savoir s’ils pourront un jour rentrer chez eux, victimes d’un conflit complexe qui attise les sentiments nationaux et les appétits des puissances régionales. Reportage.
Il règne une ambiance lugubre dans l’immense hôtel de luxe de Tsakhkadzor, situé aux pieds des pistes de ski de cette station prisée par les bourgeoisies russe et arménienne. Dans le hall d’entrée du Golden Plaza, la grandiloquence des lustres brillants et des statues dorées détonne avec le froid ambiant et l’obscurité qui ternissent un peu le faste du lieu. Le palace est l’un des symboles de la corruption qui a frappé l’Arménie avant la Révolution de velours de 2018.
Construit par Armen Avetisyan alors qu’il était à la tête des services des douanes du pays, il a été cédé à l’État en échange de l’abandon des charges de corruption qui pesaient contre cet oligarque arménien. La pandémie a donné une seconde vie à cet hôtel cinq étoiles, devenu centre de quarantaine avant que la guerre n’en fasse finalement un espace d’accueil des déplacés du Karabakh en Arménie.
Femmes, enfants, blessés de guerre et personnes âgées : ils sont plus de 350 à peupler le bâtiment. De leurs dires, la plupart des hommes sont restés au Karabakh ou grossissent les rangs des plus de 6000 victimes du conflit.
L'Artsakh, territoire convoité
Pourtant, la guerre qui vient de secouer le Haut-Karabakh en cette fin d’année 2020 n’est qu’un épisode de plus de ce conflit hérité de l’éclatement de l’Union soviétique. Cette enclave, peuplée d’Arméniens, a été rattachée à l’Azerbaïdjan par Staline en 1921, jusqu’à ce que ses habitants ne déclarent leur indépendance en 1991. Mais cette indépendance n’a jamais été reconnue à l’échelle internationale, nourrissant au Karabakh les germes des conflits à venir.
En 1990, une guerre meurtrière éclate entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui fera 30 000 morts et permettra à l’Arménie de contrôler militairement le Haut-Karabakh ainsi que les zones tampons à sa frontière, causant la fuite de 800 000 Azerbaïdjanais et 400 000 Arméniens. Après le cessez-le-feu de 1994, le conflit se gèle sans que ses causes ne disparaissent. En 2016, une nouvelle guerre éclate pendant quatre jours avant que la région ne s’embrase à nouveau en septembre 2020.
Pour nombre d’Arméniens, le Haut-Karabakh, appelé Artsakh, fait partie intégrante du pays. Préserver cette province est un enjeu capital pour la défense de leur patrimoine national, selon eux menacé à l’est par la Turquie, et à l’ouest par son plus fidèle allié, l’Azerbaïdjan. Car les deux pays turcophones cultivent l’idée d’une grande nation turque unie. Pris en étau entre ces deux grands pays, beaucoup d’Arméniens se sentent menacés et voient le conflit au Karabakh comme une lutte pour la survie de la nation.
Le 27 septembre 2020, des combats éclatent au sud du Haut-Karabakh. L’Azerbaïdjan, soutenu militairement par la Turquie, qui lui vend notamment des drones, tout comme Israël, et appuyé par 2000 mercenaires syriens, prend le dessus après deux mois de conflit et plus de 6000 morts dans les deux camps. Les turcophones récupèrent des zones importantes du Haut-Karabakh, notamment la ville de Sushi, et contrôlent désormais la zone tampon entre la province indépendante et l’Arménie, une zone frontalière stratégique et hautement symbolique : les forces azerbaïdjanaises ont désormais un accès direct au territoire arménien. Depuis le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, signé sous la houlette de la Russie - alliée de l’Arménie mais habituée à traiter avec l’Azerbaïdjan - Moscou a déployé officiellement 2000 soldats de maintien de la paix dans la région.
Près de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh ont fui pendant la guerre. En ce début d’année, près de 50 000 sont rentrés, tandis que les autres sont toujours en Arménie, à l’instar des réfugiés du Golden Plaza. Ceux-là ne peuvent plus retourner chez eux, leurs villes et villages désormais sous le contrôle de l’Azerbaïdjan.
L'hôtel des déplacés
Dans les couloirs du palace de Tsakhkadzor, on croise des familles déchirées, déracinées, qui attendent sans vraiment savoir quoi. L’avenir est mot bien vide de sens pour ceux qui ont perdu leur maison et ne sont désormais plus les bienvenus sur leurs terres, comme Artur. Âgé de 23 ans, ce soldat a été blessé aux premiers jours des combats : un missile a fait voler en éclats sa maison et la possibilité de se battre. En fauteuil roulant, le bras droit en miettes et la jambe dans le plâtre, il raconte avec amertume comment il s’est retrouvé loin de ses camarades du front.
« Quand j’ai été blessé, on m’a amené à l’hôpital d’Hadrout, ma ville d’origine, puis à Stepanakert, la capitale de l’Artsakh. J’ai été opéré là bas et j’y suis resté dix jours, mais j’avais besoin de plus de soins, alors j’ai été transféré à Erevan pour une deuxième opération », détaille-t-il. Artur vit désormais ici avec son père et sa grand-mère. Il s’ennuie et resasse sans cesse sa déception : « J’ai très mal vécu tout ça. J’étais constamment en contact avec mes amis sur le front et j’avais un gros sentiment de frustration de ne pas participer à cette guerre en tant que militaire ».
Assis sur un lit, André, le père d’Artur, fume une cigarette en se rappelant les heures glorieuses de l’Artsakh, lors de la guerre qui opposa l’Arménie et l’Azerbaïdjan de 1990 à 1994. Il avait 16 ans à l’époque et venait de vivre une guerre meurtrière qui avait permis aux Arméniens de récupérer par la force les régions voisines du Haut-Karabakh - ces mêmes régions reprises fin 2020 par l’Azerbaïdjan. « À l’époque, on avait gagné la guerre, c’était un autre scénario », se désole-t-il. « Le peuple arménien a toujours eu ce problème : il a toujours du se battre pour survivre. Mais il y a peu d’espoir que les Arméniens et les Azerbaïdjanais vivent en paix désormais. Si on peut vivre ensemble un jour, ce sera dans longtemps », prophétise-t-il.
Dans les couloirs sombres aux moquettes bordeaux, l’attente et la sidération de la défaite ravivent les blessures de la guerre. Les déplacés sont encore sous le choc des événements de ces derniers mois. Car en plus d’avoir perdu leur terre, ces Karabakhsi ont presque tous perdu un proche. Liana est de ceux-là. Avec ses cinq enfants, elle trouve le temps bien long dans cette petite chambre du Golden Palace. Au mur, à côté de son lit, trônent deux portraits de soldats : son mari et son frère. « Mon époux est mort pendant la bataille de Shushi, le 9 novembre, à la fin de la guerre. On a retrouvé son corps le 15 décembre », raconte-t-elle.
Désormais veuve avec cinq enfants à charge, cette femme au visage fin et aux traits tirés semble encore sonnée par ce qu’elle vient de traverser en l’espace de quatre mois. « Je n’arrive pas à me projeter du tout, je me sens très seule. Ma priorité, c’est de m’occuper de mes enfants, mais là, aujourd’hui, c’est compliqué d’envisager l’avenir », lance-t-elle d’un ton monotone. Car dans cet hôtel aménagé d’urgence face à l’afflux des réfugiés pendant la guerre, peu de choses ont été pensées pour que tous ces gens oublient leurs malheurs. Les enfants jouent dans les couloirs ou dans les salons de l’hôtel, pendant que les parents restent le plus souvent enfermés dans leurs chambres à ne rien faire.
Il y a quand même Victoria, qui a décidé de prendre les choses en mains. Cette femme vivait à Latchine, entre l’Arménie et le Haut-Karabakh, depuis 24 ans. Comme les autres, elle ne se voit pas retourner dans son village, désormais encerclé par les forces azerbaïdjanaises. « Vivre dans ces conditions, à quelques mètres de la frontière alors que les militaires sont basés à quelques mètres du village, ce n’est pas possible. On ne peut pas rester dans cette région », affirme-t-elle.
Alors, comme les autres, elle a laissé son fils, militaire au Karabakh, et est partie avec le reste de sa famille. En arrivant ici, elle forme avec d’autres femmes un petit groupe pour organiser la distribution alimentaire. « J’ai compris qu’il fallait qu’on s’auto-organise à l’intérieur, pour créer un système de distribution avec un planning, savoir qui fait quoi, et quand. On est un petit groupe qui contribue à l’effort collectif, on prépare à manger pour tout le monde », détaille-t-elle fièrement.
Régulièrement, des ONG ou des donateurs livrent à l’hôtel des denrées alimentaires. Le groupe de Victoria s’occupe de préparer cette nourriture, directement dans les cuisines du palace. « C’est vraiment un job à temps plein, ça demande beaucoup d’énergie. Mais la confiance qu’on m’a donnée, cette responsabilité, je le ressens aussi comme une mission, poursuit cette femme très croyante. Je fais les choses le mieux possible et le plus honnêtement possible, alors je me dis que c’est peut-être un signe de Dieu. Peut-être que je ne suis pas arrivée ici par hasard ».
La tentation du retour
Ici, tout le monde rêve de rentrer chez soi. Mais tous savent que le retour sera difficile, voire impossible. Dans les zones restées sous le contrôle du gouvernement de l’Artsakh, des soldats russes sont censés veiller au maintien de la paix. Mais personne n’a envie de poser un pied dans les territoires reconquis par l’Azerbaïdjan. Pourtant, le retour des déplacés est un enjeu éminemment politique en Arménie, qui ne souhaite pas voir le Karabakh se dépeupler.
« Quand on parle de l’Artsakh, ce n’est pas seulement la terre. Ce sont des sentiments, des habitudes, une histoire. Tu ne peux pas dire que ce n’est pas grave de la laisser et d’aller vivre ailleurs. Stratégiquement, c’est clair : si personne ne retourne en Artsakh, on perdra le territoire. Les autorités arméniennes vont tout faire pour que beaucoup de gens reviennent en Artaskh, en assurant qu’il n’y pas de risques. Mais de l’autre côté, les Azerbaïdjanais veulent aussi montrer que ce n’est pas sûr de retourner là-bas », analyse la directrice de l’ONG suisso-arménienne Kasa, Tatevik Baghdasaryan, qui a œuvré pendant la guerre pour l’accueil des réfugiés.
Pour ceux qui restent, la question du statut n’est pas encore réglée. Car un réfugié, dans le droit international, est quelqu’un qui a quitté son pays. Or la grande majorité des habitants de l’Artsakh ont la nationalité arménienne. Officiellement, on les appelle les internal displace people (IDP), et ils bénéficient pour l’instant de la même protection que des réfugiés, soit un accès à la santé, à l’éducation et une aide financière. Mais ces mesures ont été prises dans l’urgence, pendant la guerre, et plusieurs ONG craignent que sur le long terme, ce statut ne permette pas de protéger suffisamment les déplacés de l’Artsakh. Actuellement, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et le gouvernement arménien planchent sur une solution pérenne, mais rien n’a encore filtré de ces discussions.
Pour la directrice de l’ONG, la guerre a peut-être fait changer les mentalités, notamment chez les jeunes. « Je pense que beaucoup d’entre eux risquent de changer d’avis sur ce que c’est que d’être Arménien et patriote. Devons-nous vraiment éduquer nos hommes dans l’idée qu’ils doivent mourir pour leur pays ? Beaucoup de gens vont reconsidérer cet aspect, et certains cherchent déjà une autre solution. Mourir pour son pays, c’est une perspective très lourde à porter », soutient-elle.
Photo de Une : Liana, veuve d'un soldat mort à la guerre, et ses cinq enfants, dans une chambre du Golden Palace transformé en centre d'accueil pour les déplacés. Crédits : Simon Mauvieux - Le Média.