À Saint-Denis, "ce sont les femmes qui font tourner la ville"
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À rebours des déclarations obligées et des opérations marketing, les militantes d'un collectif de femmes de Saint-Denis ont pris les rues de leur ville pour une marche mixte et populaire, ponctuée d’hommages et de récits de luttes du quotidien. Reportage.
C’est presque un samedi comme les autres sur l’esplanade de l'Hôtel de Ville de Saint-Denis. Le ciel est d’un bleu sans nuage, le week-end commence et on croirait déjà voir pointer le printemps devant la magistrale basilique de Saint Denis. Au sommet des quelques marches qui desservent l’entrée du bâtiment, un petit groupe s’affaire : elles accrochent au devant de la mairie une banderole, dont le tissu rouge vif tranche avec le blanc royal des pierres de l’édifice municipal. “Les dionysiennes 93 luttent contre les violences sexistes et sexuelles”, peut-on y lire. Nous ne sommes que le 6 mars, mais l'étendard des Dionysiennes l’annonce : aujourd’hui, les femmes de Saint-Denis prennent la parole.
Une initiative ultra-locale
Dans un département fortement touché par la pauvreté, où la pandémie a frappé de manière exceptionnelle - la hausse de la mortalité y avait atteint 118% en mars 2020 - ce collectif d’habitantes a pris le parti d’élaborer une déambulation hautement politique et symbolique dans les rues de leur ville. “On est parties du quotidien des femmes” explique Louise, membre des Dyonisiennes. “C’est ce qui a guidé notre idée de parcours. Témoigner des femmes dans leurs existences et dans leurs mobilisations.”
Le collectif féministe des Dionysiennes - c’est ainsi que l’on nomme les habitantes de la ville de Saint-Denis - s’est formé il y a un peu plus de deux ans, autour de la marche du 25 novembre 2018, journée de lutte contre les violences faites aux femmes. Regroupant des personnes engagées localement sur le terrain associatif, syndical et politique, il a la particularité d’être transgénérationnel, avec en son sein de toutes jeunes militantes faisant leurs premiers pas revendicatifs comme des activistes plus expérimentées. Certaines font partie de la CGT, de Sud-Solidaires, du NPA, de l’Union Communiste Libertaire (UCL) ou encore de l’Association des Femmes de Franc-Moisin (AFFM).
Ensemble, elles mettent au point des actions féministes ancrées localement. Quand les agent.e.s de la ville se mettent en grève à l’automne dernier, elles montent des comités de soutien, relevant que sur les 3000 agent.e.s de la ville, près des deux tiers sont des femmes. Après la tragique mort de Leïla, une étudiante de 20 ans enceinte de trois mois frappée par son conjoint, et qui avait pourtant signalé sa situation par une main courante au commissariat la veille de son décès, elles sont à l’initiative des quatre journées de manifestation #BalancetonComico, qui dénoncent l’inaction de la police face aux plaintes des victimes de violences conjugales. Un collectif très actif localement donc, qui prend aussi le pouls de sa ville avec la tenue d’assemblées générales de femmes, “pour faire le point sur la situation des femmes dans la ville, leurs conditions de vie, leur quotidien”.
Un parcours symbolique
Rendez-vous était donné sur la place Victor Hugo, renommée pour l’occasion. Une fois regroupée, la foule part en cortège pour une longue marche, rythmée par le tambour de la batucada et les slogans scandés : “Solidarité avec les femmes du monde entier / Solidarité avec les femmes de nos quartiers !”,“Trop couvertes ou pas assez, c’est aux femmes de décider !”
Première étape : la médiathèque, où les bibliothécaires en lutte avaient prévu un débrayage d’une heure, pour protester notamment contre l’ouverture le dimanche. En majorité féminine, les travailleuses ne sont pas dupes : “Quand on a déjà une double journée de travail, avec la charge du travail domestique, travailler le dimanche, ce n’est pas possible !” nous rappelle-t-on. Puis c’est au tour d’Amel et Tanaz, qui travaillent toutes les deux pour la mairie de Saint-Denis, de prendre la parole. Elles nous racontent le conflit social qui l’agite ces derniers mois et leurs conditions de travail difficiles.
Après un arrêt devant le tribunal, où Sonia, une Dionysienne très active, rappelle toutes les difficultés des victimes de violences sexuelles pour se faire entendre par la justice malgré le contexte de libération de la parole, le cortège s’arrête devant le Carrefour de la Place du Caquet. À la sortie du grand supermarché, parmi les clients qui sortent les mains pleines de provisions, un émouvant hommage est rendu à Aïcha Issadounène, caissière du magasin, déléguée syndicale mais surtout véritable figure du quartier. Le COVID-19 l’a emportée le jeudi 26 mars 2020, laissant un grand vide pour ses collègues et proches, et jetant une lumière crue sur les risques toujours encourus par les travailleuses “de première ligne”, ainsi que sur le peu de précautions prises par les grands groupes lors de la pandémie. “Aïcha, on oublie pas, on pardonne pas”.
La cortège s’arrête également devant la CAF, l’occasion pour une assistante sociale de pointer les violences symboliques exercées par la Caisse sur les femmes de Saint-Denis. “Ici, on soupçonne toujours les femmes de trop demander”, raconte-t-elle. “Et on aide moins facilement les personnes qu’à Paris, je peux en témoigner”. Des manifestantes lancent les mots “pension alimentaire” et évoquent leurs difficultés à elles, mères seules, à faire valoir leurs droits.
Dans la foule, Audrey, 29 ans. Un groupe de jeunes l’interpelle : “Bonjour Madame !” Elle habite à Aubervilliers mais exerce au collège Fabien de Saint-Denis en tant que professeure de français, et croise dans le parcours certain.e.s de ses ancien.ne.s élèves. “Pour moi c’est important de venir soutenir les initiatives locales des femmes de Saint-Denis, qui subissent la précarité de plein fouet.” D’autant que d’après les organisatrices, l’initiative des Dionysiennes est le seul rassemblement féministe en banlieue parisienne pour le 8 mars cette année.
On s’arrête ensuite devant le commissariat, récemment rénové. “Mais ne vous y trompez pas, lance Louise. Ce sont toujours les mêmes fonctionnaires qui n’avaient pas bougé pour Leïla !” Les quelques agents de police qui encadrent la manifestation sont pris à partie : “Mais que fait la police, ça crève les yeux / Une femme qui porte plainte, ça ferme les yeux !”, chantent les manifestantes.
Portée par une coordination de féministes antifascistes venue soutenir la dynamique des dyonisiennes, une banderole appelle à la manifestation du 21 mars 2021 contre la la loi contre le séparatisme. “Le projet de loi contre ledit séparatisme vient poser un jalon supplémentaire dans la restriction des libertés des femmes musulmanes, notamment celles qui portent le voile”, rappelle une manifestante au mégaphone - “la lutte pour nos droits et contre la violence patriarcale ne se fera pas sans la lutte contre l’islamophobie et le racisme sous toutes ses formes”.
La manifestation doit passer dans la cité du Langevin. Sur le sol, une manifestante écrit à la craie rose : “Un logement digne pour tou.tes” et la section locale du DAL (Droit au Logement) rappelle les problématiques d’accès au logement. Cela fait presque trois heures que le cortège s’est élancé. Fatiguée mais fière du travail accompli, Louise conclut : “Ce que raconte ce parcours, pour moi, c’est qu’à Saint Denis comme ailleurs, ce sont les femmes qui font tourner la ville !”.
Photo de Une : Manifestation féministe le 6 mars 2021 à Saint-Denis. Crédits : Clara Menais - Le Média.