[Révélations] Villas cannoises : l'opération secrète des milliardaires Hinduja
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Selon nos informations, les villas de l’ex-banquier algérien Rafik Khalifa auraient été bradées au groupe Hinduja. Après les ennuis judiciaires visant Khalifa, la famille de milliardaires indiens a tenté de cacher la trace de cette transaction à l’aide d’un montage au Luxembourg.
Il y avait du beau monde, le 3 septembre 2002, dans les allées de la villa Bagatelle, sur les hauteurs de Cannes. Pendant les concerts privés donnés par Sting et le ténor star Andrea Bocelli, on pouvait notamment voir déambuler Gérard Depardieu et Catherine Deneuve. La soirée devait lancer en beauté la dernière née d’un conglomérat algérien en pleine expansion : la chaîne de télévision Khalifa TV. En tout, ce sont une vingtaine de chambres et sept salles de bain qui totalisent 5 000 mètres carrés de surface habitable, donnant sur un jardin somptueux de plus d’un hectare, avec piscine et roseraie.
Si l’effondrement de l’empire fondé par Rafik Khalifa et ses nombreux rebondissements judiciaires depuis 2003 ont été décortiqués par la presse mondiale, le volet de la vente avortée de trois luxueuses villas sur la Côte d’Azur par le magnat algérien n’a pas encore livré tous ses secrets. Selon nos informations exclusives, ces demeures devaient être bradées à une société offshore via le Luxembourg, jusqu’à ce que la justice française siffle la fin de partie. Un épisode qui en dit long sur la finance au Grand-Duché avant le grand ménage provoqué par les LuxLeaks et les Panama Papers. Alors que l’identité du client réel reste inconnue à ce jour, l’affaire occupe encore la justice française. Dans ce château de cartes financier où plane l’argent sale, les juges s’intéressent notamment au rôle des intermédiaires.
La gestion douteuse du "Bill Gates africain"
En 2002, la success-story de Rafik Khalifa ne semble alors pas connaître de limites. L’ancien pharmacien, rejeton d’un officier influent des services de renseignement algériens, a déjà conquis le secteur bancaire (Khalifa Bank), aérien (Khalifa Airways) et de la location de voitures (Khalifa Rent A Car). En pleine apogée, le « Bill Gates africain », comme le surnomment les Algériens, commence pourtant à éveiller les soupçons des justices française et algérienne, qui se penchent sur l’origine des fonds ayant servi à acheter les villas.
Rafik Khalifa se retrouve tout d’abord sur le radar de Tracfin, la puissante cellule de renseignement du ministère français de l’Économie et des Finances chargée de traquer l’argent sale. En mars 2003, un mandat d’arrêt international est délivré par l’Algérie à l’encontre de l’homme d’affaires dans le cadre d’une information judiciaire pour association de malfaiteurs, escroqueries, abus de confiance et banqueroute. En cause, la gestion douteuse du fleuron du groupe, la banque Khalifa. Quelques semaines plus tôt, l’établissement avait été mis sous tutelle par la Banque d’Algérie, et son nouvel administrateur déclarait à la presse : « Chaque fois que je soulève un dossier, je découvre un nid de vipères ». C’est dans ce contexte que le financier luxembourgeois Serge Krancenblum entre en jeu, aux côtés de la puissante famille de banquiers indiens Hinduja.
Une opération gagnant-gagnant sous les radars
Le 25 juin 2003, alors que Rafik Khalifa a les justices française et algérienne à ses trousses, les villas cannoises détenues par sa compagnie aérienne Khalifa Airways sont mises sur le marché à moitié prix. Soit 17 millions d’euros, au lieu des 34 millions payés par le businessman algérien à l’été 2002. Le tout en passant par une petite SCI [société civile immobilière, NDLR] parisienne, nommée Mac-Mahon Lanrezac et gérée en sous-main par Dominique Auté-Leroy, un homme d’affaires français pourtant interdit de gestion de société depuis 2001, selon des documents que Le Média a pu consulter.
Dans cette opération qui sent le souffre, c’est d’abord une mystérieuse société immatriculée aux Îles Vierges britanniques qui mord à l’hameçon : Amas Investment & Project Services Ltd (AMIPS). Derrière cet acronyme se cache la banque suisse Amas Bank, détenue à 100% par la puissante famille indienne Hinduja.
Présents dans les secteurs bancaire avec l’IndusInd Bank en Inde et la Hinduja Bank en Suisse, de l’énergie avec la compagnie pétrolière Gulf Oil International, du transport avec le géant indien des véhicules industriels Ashok Leyland, des médias et des télécommunications avec plus de cinq millions d’abonnés à son bouquet de chaînes IMCL, les Hinduja revendiquent plus de 150 000 employés à travers le monde. En 2011, contre toute attente, c’est le régulateur financier luxembourgeois qui met un frein à l’expansion des magnats indiens sur le vieux continent. En cause, le manque de transparence du groupe industriel dans sa tentative de rachat de la banque luxembourgeoise KBL, et ses réponses incomplètes en vertu « des critères prévus par la loi sur le secteur financier ».
Afin d’acquérir les villas cannoises, AMIPS verse une première tranche de sept millions d’euros à la SCI de Dominique Auté-Leroy. La deuxième tranche de 10 millions d’euros doit être versée lorsque les villas cannoises auront été revendues par AMIPS pour « au moins 30 millions d’euros », comme le révèle un arrêt de la Cour d’appel de Montpellier de 2019. Soit une plus-value programmée de 13 millions d’euros. Sur le papier, tous les protagonistes ont de quoi être satisfaits : les Hinduja mettent la main sur des biens immobiliers d’exception sur la Côté d’Azur à prix réduit et gardent secret l’identité de leur client final, tandis que Rafik Khalifa met la main sur un joli pactole malgré ses ennuis judiciaires.
Écran de fumée au Luxembourg
C’est la justice française qui fait tout dérailler en annulant la vente in extremis. Le 10 juillet 2003, peu après le versement des 7 millions d’euros, le tribunal de commerce de Nanterre prononce en effet l’ouverture de la liquidation judiciaire de Khalifa Airways, et sa cessation de paiement rétroactive. En d’autres termes, la vente des villas conclue quelques semaines plus tôt sur le papier est déclarée illégale. Les sept millions d’euros déjà versés par les Hinduja à la SCI française ? Volatilisés.
Sentant venir le combat judiciaire, la banque des Hinduja décide de se débarrasser du bénéfice de la promesse de vente en la transmettant à une société luxembourgeoise, Amalux, administrée par Serge Krancenblum. Le patron d’IQ-EQ, numéro quatre mondial de l’ingénierie financière basé au Grand-Duché, est rompu aux mille-feuilles offshores et semble donc à même de récupérer la mise. Une opération qui plus est intéressante pour Krancenblum, la France étant un marché stratégique pour son entreprise. Début septembre 2020, c’est par exemple une entreprise comptable indépendante forte de 75 employés et basée à Paris qui est absorbée par IQ-EQ.
La transmission de la promesse de vente intervient en octobre 2003, en échange d’une « commission » de 500 000 euros payée par Amalux à AMIPS, la société initiale des Hinduja. En endossant cette promesse de vente, la société luxembourgeoise accepte également d’assumer une dette de sept millions d’euros envers AMIPS, soit le montant perdu par la société des Hinduja en premier lieu. En apparence, les Hinduja se débarrassent des villas bloquées par la justice française.
En réalité, la société Amalux administrée par Krancenblum n’est qu’un véhicule de plus de la dynastie indienne. Comme le prouvent ses dettes auprès de nombreuses sociétés du groupe Hinduja, dont Acorn Trust, l’entité-mère de la famille indienne impliquée dans une vaste fraude fiscale mondiale. Une fraude révélée par le journal indien The Indian Express fin 2017, se basant sur des documents issus de la fuite des Paradise Papers. Les bénéficiaires effectifs d’Amalux mènent également vers la tête de pont des Hinduja, notamment via la structure Protectus Anstalt, immatriculée au Liechtenstein.
Ce transfert de la promesse de vente des villas entre des sociétés de la nébuleuse Hinduja interroge sur la finalité de l’opération et l’identité de l’acquéreur supposé les acheter pour « au moins 30 millions d’euros ».
Selon une source proche du dossier, l’opération immobilière aurait bien été menée pour le compte des Hinduja. La société luxembourgeoise n’aurait servi qu’à isoler le litige judiciaire qui s’annonçait au sein du groupe Hinduja. Comment ? En créant un paravent supplémentaire entre le groupe industriel indien et les villas cannoises et en déléguant le suivi de ce dossier délicat à Serge Krancenblum, habitué des montages labyrinthiques.
Interrogé sur l’identité du bénéficiaire ultime de ces villas, Serge Krancenblum invoque le secret professionnel et relativise le lien des villas avec Rafik Khalifa : « On n’a pas acheté [les villas] à la société de cette personne [Rafik Khalifa, NDLR], mais à la SCI Mac-Mahon. Peut-être que le bien avait été précédemment acheté, mais on n’a aucune connaissance, en tant qu’administrateur, qu’il y a une malversation quelconque derrière », assure-t-il.
L'ombre de l'Angolagate
Sur le mystère du bénéficiaire final, une piste semble mener vers un riche homme d’affaires russo-israélien bien connu des Français : Arcadi Gaydamak. En 2003, Gaydamak vient de placer la fortune amassée à la faveur d’un trafic d’armes vers l’Angola - une affaire politico-financière baptisée Angolagate et ayant impliqué plusieurs hauts responsables politiques français - au Luxembourg. Il est alors en pleine campagne d’investissement, faisant passer sa fortune de 360 millions de dollars à 1,4 milliard entre 2000 et 2006, selon ses gestionnaires de fortune. Qui n’étaient autres que Pierre Grotz et… Serge Krancenblum, l’administrateur de la société Amalux.
Une information confirmée à la fois par un proche d’Arcadi Gaydamak et par le gestionnaire de fortune du riche Russe à l’époque de l’achat des villas, Pierre Grotz. « Je gérais la partie financière de certains fonds entre 2001 et 2005. Monsieur Krancenblum s'occupait de la partie administrative », affirme Pierre Grotz. Contacté, Serge Krancenblum nie tout lien direct, avant de concéder : « Un fonds d’investissement sur lequel j’avais travaillé a vu apparaître Gaydamak comme investisseur par la suite ».
La présence de l’avocat Gilles-William Goldnadel comme représentant de la société luxembourgeoise Amalux, dans un litige lié à la transaction des villas cannoises en 2003, pointe dans la même direction. Goldnadel est en effet l’avocat de Gaydamak depuis les années 1990, ayant même obtenu sa relaxe dans le procès français de l’Angolagate, en 2011. Une piste rejetée par l’avocat du milliardaire russo-israëlien au Luxembourg, Laurent Ries : « Monsieur Gaydamak ne connaît pas cette personne [Rafik Khalifa, NDLR] », se contente-t-il d’affirmer.
Aujourd’hui, 17 ans après la première tentative de rachat, les villas convoitées sont aux mains d’oligarques russes, comme le montrent des documents que Le Média a pu consulter. Acquises en 2013 par un banquier actuellement poursuivi pour détournement de fonds en Russie, elles ont depuis été transférées en toute discrétion à un homme politique russe de premier plan.
Contacté, le groupe Hinduja n'a pour l'instant pas répondu à nos questions.
Crédits Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.