Révélations - Un indicateur chez les Gilets Jaunes
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D'après une série d'enregistrements et de documents publiés par Le Média, des agents ont exploité un demandeur d'asile pour infiltrer des milieux aussi divers que le mouvement des Gilets Jaunes, des mosquées considérées comme "extrémistes" et des réseaux de vol de voitures à destination des Balkans.
Pendant près de 3 ans, Arif* a été un informateur. En échange de la promesse d'un titre de séjour et de quelques aides pour un logement, il a sillonné le Grand Est d'une mosquée à un camp de migrants, d'une manifestation de Gilets Jaunes à un trafic de voitures de luxe, aux ordres des mystérieux "P" et "J".
Joint par vidéoconférence, Arif est assis dans un jardin de campagne. Il y a du vert, beaucoup de soleil. Avec sa femme et ses enfants, il a quitté la France : dans une lettre adressée à l'ancien préfet de Moselle Didier Martin, datée de juillet 2020, il explique qu'il a du prendre la fuite pour l'Albanie, menacé par "les familles de gens de pays de l'Est" inquiétées par la police grâce à son activité d'informateur.
Une série d'enregistrements et de documents que nous avons pu consulter et que nous publions aujourd'hui (dont une partie a été déjà publiée par la page Facebook Média Jaune de Lorraine) donne la rare opportunité de comprendre comment des policiers - ou en tout cas, des personnes qui ressemblent beaucoup à des policiers, voire à des agents des renseignements - ont utilisé une personne visiblement en position de fragilité vis-à-vis de l'administration pour l'infiltrer dans des milieux aussi divers que le mouvement des Gilets Jaunes, les mosquées considérées comme "extrémistes" et les réseaux de vols de voiture à destination des Balkans - et souvent avec l’assentiment de l'informateur.
Dans un enregistrement du début de l'année 2019, par exemple, l'agent "P" se montre très intéressé par un compte-rendu d'une réunion des Gilets Jaunes de Forbach (Moselle). Il demande à connaître l'identité de l'auteur d'un "petit papier écrit, le condensé de la réunion de Forbach", qu'Arif lui communique en suivant. La discussion glisse ensuite sur une prochaine manifestation dans la région, prévue officiellement à 13h30. "Il y en aura qui vont venir largement plus tôt pour pouvoir passer leurs masques, leurs petites armes... Il y aura de gens de Nancy, de Strasbourg", prévient-il.
"Tu peux y aller ?", lui demande "P", qui semble s’inquiéter de sa discrétion : "Quand tu vois que ça craint, tu ne te fais pas interpeller hein ?". L'agent poursuit : "Quand tu vois des trucs intéressants à prendre en photo, tu n'hésites pas, [...] des mecs cagoulés qui sont en train de casser quelque chose, n'importe quoi, tu prends avec ton téléphone portable, c'est des mecs que nous on a pu prendre en photo auparavant tu sais, qu'on peut identifier". Arif est proactif, il est prêt à fournir d'autres cibles : comme le petit groupe de Gilets Jaunes de Saint-Avold (Moselle) "que j'ai déjà vu jouer aux casseurs", mais qu'il n'a malheureusement pas pu "reconnaître dans les photos que tu m'as montrées". Selon des Gilets Jaunes de la région, la manifestation en question est celle du 9 février 2019 à Metz (acte XIII), marquée par des affrontements particulièrement violents.
Arif semble jouir de la confiance de "P", au point que celui-ci lui donne un numéro de téléphone pour le contacter "si jamais t'as un truc important à balancer par SMS, s'il y a une action de prévue", car une équipe est disponible pour "venir prendre des photos".
Dans un autre enregistrement (inédit) de la même période, "P" intime à Arif de ne pas se rendre à une manifestation des Gilets Jaunes. Il ne faut pas qu'Arif "soi[t] pris dans des endroits où [il] ne doit pas être", vu "qu'il risque d'y avoir de la baston". Par contre, lui dit "P", si sur les réseaux sociaux "tu réussis à en savoir un peu plus par message privé", si possible avec quelqu'un qui lui dit quelque chose "sur les actions à venir, fais des captures d'écran des mecs ou de la personne à qui tu parles et tu me les envoies".
Chez les Gilets Jaunes de la région, Arif est quelqu'un de connu. Selon l'un d'entre eux, actif au rond-point d'Argancy, Arif faisait le tour des ronds-points de la région où "il vendait du matériel militaire", soit des vêtements et habits divers. "Il n'était pas très fin" se souvient-il, on voyait "qu'il tendait les oreilles" et "que son histoire ne tenait pas debout". "Je l'ai d'ailleurs poussé vers la sortie à un moment, il ne me semblait pas clair (comme type)", explique ce Gilet Jaune, qui dit n'être pas surpris de "son côté indic".
Dans sa lettre adressée au préfet, Arif écrit qu' "après le début du mouvement des Gilets Jaunes, on m'a demandé d'en devenir un et de ne pas être fixe, mais d'être présent partout à la fois. La solution était toute trouvée : je leur vendais de l'habillement militaire sporadiquement à tous les ronds-points désignés : de Strasbourg à Nancy en passant par Metz ... Mes informations ont ... fait attraper les coupables des dégâts et affrontements GJ vs Police/CRS".
Selon le Gilet Jaune qui l'avait "poussé vers la sortie" au rond point d'Argancy, il y a eu "des gens qui se sont fait embarquer de façon un peu incompréhensible. Maintenant est-ce qu'il se donne plus d'importance qu'il n'en a ? Ça, je ne sais pas". En tout cas, ajoute-t-il, il n'est plus le bienvenu.
Gilets Jaunes, camps de migrants, réseaux de trafic
C'est après son arrivée en France depuis la Suisse en 2017 qu'Arif affirme avoir été repéré par les deux policiers. Il entame les négociations. "Je souhaitais la nationalité française, on m'a dit que c'était faisable, mais que la première année j'aurais un titre de séjour d'un an - ce que je n'ai pas eu", affirme-t-il. Pour l'instant, ce sera un demandeur d'asile comme les autres.
Sandrine le rencontre dans le campement de migrants Blida (démantelé à la fin 2017). "Il y était persécuté", selon cette militante associative, pour qui Arif était quelqu'un "d'intègre, gentil, travailleur". Cependant, la rumeur courait au sein du campement qu'il était un indic, même au sein du réseau militant et associatif.
Dans sa lettre envoyée cet été, Arif écrit que "dans le campement de Blida, dans les foyers de migrants ... je devais découvrir ... leurs futurs méfaits". Vols de SUV à destination de l'Albanie effectués par des "demandeurs d'asile albanais et kosovars", trafic de stupéfiants et "divers cas de cellules de prostitution". Mais aussi, "le suivi ...[d]es anarchistes" qui aidaient les demandeurs d'asile au sein du camp. "Il m'aura été facile de m'intégrer à ce genre de groupe", tant on avait besoin "d'un bénévole multilingue", écrit-il.
"Il a été frappé et agressé dans un centre d'hébergement et je l'ai hébergé chez moi", raconte Sandrine. Ce qui lui a valu des menaces de la part de gens "de la communauté albanaise" : "On m'a dit : tu protèges une balance". Elle se doutait de quelque chose. Mais "tant qu'il n'a pas montré une carte de police, on ne peut pas dire qu'il travaille pour la police". Ils se sont vu une dernière fois il y a un peu plus d'un an. "Je pense qu'il est toujours persécuté", ajoute-t-elle.
La couleur de la djellaba
Un autre sujet occupait l'emploi du temps de l'informateur : les mosquées. Dans le deuxième enregistrement, celui où "P" lui demande de ne pas se rendre à une manifestation où il risque d'y avoir "de la baston", l'officier lui rappelle également leur rendez-vous du vendredi : la prière. "Je viendrais te chercher 15-30 min avant", lui dit-il.
À en croire des messages Whatsapp, cela fait au moins un an qu'Arif parcourt les mosquées de la région. Pourtant, "je hais tout ce qui a trait à la religion, source de tous les maux des Hommes et des Femmes de la Terre", écrit-il dans sa lettre. Il aurait ainsi appris à prier "en arabe", ainsi qu'à connaître "leur livre saint, le Coran", pour "mieux [s]e mettre à genoux pour la République".
Dans des messages datés d'avril 2018 d'un groupe Whatsapp qu'il entretenait avec les deux agents, ces derniers s'apprêtent à l'accompagner en voiture dans une mosquée de la région. Le jeudi 5 avril, "P" lui écrit qu'il viendront le chercher à 12h30 le lendemain (vendredi). "Daccord, écrit Arif, habillement particulier [sic] ?". Cette fois, c'est à "J" de répondre : "Tu vas juste prier. Donc pas de vêtements particuliers". "P" viendra le chercher "sur le petit parking comme d'hab".
Trois jours plus tard, "P" lui demande des détails : "l'Imam de Nancy, comment était il habillé ? Quel couleur la djellaba ?". Après, c'est Arif qui lui dit avoir "écrit dans les grandes lignes le déroulement de la prière. Je te ramènes [sic] le cahier ?". "Oui, prends le cahier".
Un indicateur vulnérable
Il se peut qu'Arif soit simplement serviable, ou qu'il soit davantage fragilisé par sa situation administrative : sa demande d'asile est finalement rejetée et, d'après les documents que nous avons pu consulter, il forme un recours auprès de la CNDA (Cour nationale du droit d'asile) à la fin du mois d'avril 2018.
C'est peut-être cette ambiguïté de fond qui le rend précieux. Par exemple, dans leur groupe Whatsapp, il leur demande s'il peut garder "le contact avec Sandrine", la femme qui l'avait hébergé après son passage au camp de Blida. "C'est comme tu le sens", lui répond "P", "aucune obligation, elle ne nous apportera probablement rien d'intéressant".
Malgré ses activités d'informateur, sa situation administrative ne cesse d'empirer. La CNDA rejette son appel, Arif reçoit un OQTF (Obligation de quitter le territoire français) et soutient avoir "brûlé" son passeport. Et puis il y a les agressions, qui ne cessent pas.
"De temps en temps il m'appelait, je sais qu'il avait gardé mon numéro", se souvient un travailleur social de l'AMLI (Association l’Accompagnement, le Mieux-être et le Logement des Isolés), qui connaissait bien Arif et son dossier. "Quand il avait un problème il m'appelait... Des fois il n'a pas été gentil avec moi. Mais bon, je comprends sa situation, hein".
Selon ce témoin, Arif et sa famille ont été agressés à l'hiver 2018 dans un foyer de l'AMLI, là où travaillait cette personne. "Il y avait trois familles qui se sont disputées avec Arif", et avaient "apparemment" agressé sa femme. Décision fut prise de déplacer Arif et sa famille. "Je l[es] ai mis en appartement", dans une autre structure de l'association, explique le témoin.
Les raisons de ces agressions sont évoquées à demi mot par l'employé de l'AMLI. "Il y avait des personnes du foyer qui se méfiaient d'Arif", "on a entendu qu'il prenait des photos, mais après tout le monde peut prendre des photos". C'est une "histoire bizarre, vraiment très très bizarre, mais officiellement, on ne sait rien". Ce travailleur social avec des décennies d'expérience n'a rencontré que "deux fois dans toute [s]a carrière" un cas similaire. La dernière fois, c'était à l'époque de l'éclatement de l'URSS, et "ça avait quelque chose à voir avec le KGB".
"Tu parles trop, ça ne va pas du tout"
Selon Arif, c'est plus ou moins à la même période, fin 2018 ou début 2019, qu'il se voit offrir un permis de séjour, sur ce qu'il affirme être un ordre direct du préfet - c'est du moins ce que "P" lui aurait rapporté. Nous avons pu consulter la copie d'un permis de séjour au nom d'Arif, valable pour trois mois, en tant que "parent accompagnant un enfant malade" (Arif maintient que ses enfants n'étaient absolument pas malades).
Didier Martin, qui était à l'époque préfet de Moselle et à qui est destiné la lettre d'Arif, a été nommé préfet de la région des Pays de la Loire en juillet 2020. Il nous a répondu que, n'étant plus affecté dans la région, il préférait ne pas commenter car "il n'est pas d'usage de s'exprimer sur un dossier concernant une précédente affectation". À l'heure de publication de cet article, nous étions toujours en attente d'une réponse du service de communication du Ministère de l'Intérieur et de la préfecture de Moselle.
Le permis de séjour n'a pourtant effacé ni les difficultés liées au logement, ni l'épée de Damoclès que représente l'OQTF, toujours valide et bien suspendue au dessus de sa tête. Un autre appel avec une travailleuse sociale semble confirmer son récit. "Nous avons eu un permis de trois mois", dit-il à l'employée, qui lui en demande une copie. Elle s'étonne que, sans passeports (dans l'appel, il dit qu'il les a perdus) et avec un OQTF, ils aient pu obtenir aussi vite un permis de ce type. "On nous a juste remis nos récépissés. On nous a expliqué que [le] chef avait décidé que ce serait comme ça", "ça a été fait par les autorités françaises, je pense", répond Arif.
Un blanc éloquent marque une pause dans la conversation. Prudente, l'employée demande : "C'est vous qui avez sollicité la préfecture ?" "Non". "Non ?", relance-t-elle incrédule. "C'est eux qui ont fait quelque chose sans vous le signaler ?" "C'est quelqu'un qui a fait la demande pour moi", répond Arif. Il a l'air inquiet, comme quelqu'un qui en a trop dit, qui n'a pas été "très fin".
Le dernier enregistrement que nous publions met en scène "P" en train de passer un savon à Arif. "Tu parles trop, ça ne va pas du tout. Il faut que tu te calmes. On ne va pas pouvoir te soutenir longtemps si ça se passe comme ça... Là franchement c'est chaud pour nous".
Cette fois, il s'agit de logement. "P" dit avoir fait pression pour qu'il soit relogé avec sa famille dans un hôtel à Metz. "Je pense que tu en a parlé directement à l'assistante sociale, mais moi quand je dis des trucs comme ça il faut les garder pour toi, il ne faut pas en parler".
Apparemment, Arif aurait eu une discussion un peu trop vive avec l'assistante sociale. "Vis-à-vis de cette personne là tu fais le canard, tu es respectueux..." "Désolé, j'aurais du fermer ma gueule". "P" se fait menaçant : "Les gens qui travaillent pour nous à la préfecture... on est à deux doigts de tout arrêter avec toi".
L'agent passe d'un registre à l'autre. "Le logement qu'on va te proposer, ne t'attends pas à un cinq étoiles, hein". Arif demande alors à pouvoir se débrouiller tout seul. "P" est perplexe, mais acquiesce. Arif lui parle d'un rapport qu'il aurait écrit sur les Gilets Jaunes, que même "P" juge excessif : "On n'est pas sur un mouvement terroriste", dit-il, blasé. Ok, "je vais faire comme vous me le dites", répond Arif.
Au moment des adieux téléphoniques, "P" change une dernière fois de ton. "Ah, et plus de conneries avec l'assistante sociale, hein ?", "tu n'es pas en position de force". "Je n'essaie pas d'être en position de force, mais à protéger ma famille", dit Arif, un brin indiscipliné. "Ce matin là t'étais à un fil", prévient "P", "en fin de semaine, tu pouvais être dans l'avion".
"J'étais tenu en laisse", affirme aujourd'hui Arif depuis l'endroit où il se cache avec sa femme et trois de ses enfants, tout en essayant de rentrer en France. Il fixe l'écran du téléphone et conclut : "Peut-être qu'on n'a que ce qu'on mérite".
* Le prénom a été modifié.
Crédits photo de Une : Patrice Calatayu / Flickr - CC.