Le monde qui s'arrête n'est pas le nôtre
Raphaël Duroy est paysagiste à Fontenay-sous-Bois.
TRIBUNE. Nous avons reçu ce texte de Raphaël Duroy, paysagiste, sur le coup d'arrêt porté par la crise du coronavirus à ce qu'il appelle « notre civilisation pétrochimique ». « J'attends sa chute depuis des années », écrit-il, car « dans la nature, chaque déséquilibre est régulé ». Et si ce monde meurt (enfin), c’est pour le meilleur.
Je suis né en 84 en même temps qu’internet, à proximité de paris, en lisière de forêt. Je suis donc né avec un sentiment de toute-puissance. Plus exactement, j’ai été contaminé par ce sentiment très jeune. J’avais le droit de tout : tout faire, tout défaire, tout prendre. Jouir du monde entier à ses dépens.
Je me souviens avoir écouté les oiseaux dans mon jardin… enfant
Puis, petit à petit une forme de conscience sourde d’un profond désaccord, d’abord avec mes parents, puis avec le monde, s’est immiscée.
Je suis donc devenu paysagiste – j’ai monté ma boîte, comme on dit. Pour continuer à écouter les oiseaux, d’abord, et de façon directe. Mais aussi parce que je suis artiste et qu’il me semble que l’art est la seule façon de rendre son pied-de-nez au monde. Enfin et principalement parce que j’ai l’impression, jour après jours, en plantant des arbres, de rendre l’oxygène que je consomme ; et cela, seulement cela, me permet de marcher debout…
Je me bats contre une polyarthrite, j’ai été interné en HP, je suis probablement bipolaire, j’ai deux enfants et ma douce enceinte de huit mois…Pour le printemps 2020 le monde s’est tu, celui dans lequel je suis né. Mais j’ai le profond sentiment que « mon » monde commence, celui des oiseaux du jardin, le vieux, le vrai. J’ai envie de crier : « Le monde est mort, vive le monde ! ».
Pour la première fois de ma vie d’adulte j’écoute les oiseaux chanter dans le jardin. Plus un avion, plus une voiture ne passe pour m’en empêcher.
Petit, mon père m’emmenait faire du 200 km/h sur l’autoroute en moto. Accroché à lui avec une grande écharpe, les yeux humides, je regardais les voitures que nous dépassions, elles nous semblaient faire du sur place, à 130 km/h ! Elles nous semblaient arrêtées. Voilà l’impression du jardinier, inversée.
Quand on travaille avec les arbres, il est indispensable de comprendre le rythme physiologique du monde, de « ralentir » à sa vitesse, pour en percevoir l’infime délicatesse et la terrible brutalité.
Une vitesse bien plus humble que la nôtre, à laquelle il est très impressionnant de regarder les autres passer.
Et voilà que pour le printemps, on dit que le monde s’arrête… on en est là… Tocqueville disait : « La bêtise, c’est de s’arrêter, peu importe où »…
Pas besoin d’aller vite pour réfléchir ; réfléchir, c’est déjà avancer.
Ne faisons pas l’erreur, mes chers amis, le monde qui s’arrête n’est pas le nôtre. Le mien continue. Je ne fais plus du 200 km/h depuis des années ; mon père a vendu toutes ses motos depuis des années. Nous roulons, bien plus discrets, plus silencieux, plus heureux et sans écharpe, à vélo !
J’ai deux enfants, ma douce enceinte de huit mois et je déborde d’optimisme. J’attends et – oserai-je le dire ? – j’espère la chute de notre civilisation pétrochimique depuis des années… Je sais bien que dans la nature, chaque déséquilibre est régulé. Dans la jungle, quand une espèce de fourmi prend le dessus sur les autres, un champignon apparaît, s’empare de l’espèce pour la détruire et parasite toutes ses fourmilières jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques individus. Alors le champignon disparaît, jusqu’à la prochaine fois…
Voilà des années que je me demande pourquoi le monde sauvage « n’agit » pas contre nous afin de mettre un point final à cette infâme grossièreté avec laquelle nous traitons toutes les autres formes de vie.
Voilà des années que je pressens une régulation, possiblement infâme. Le champignon des fourmis – laissez-moi vous le décrire – s’installe dans leur corps, prend les commandes de leur neurones. Elles grimpent alors aux arbres, le plus haut possible pour planter leurs mandibules dans le bois, et meurent… Une inflorescence fongique leur sort rapidement du crâne. Cette dernière explose en spores et contamine toutes les autres fourmis en dessous ; et ça recommence… Voilà ce qui attend l’espèce de fourmi qui prendra le dessus sur les autres (et il en va de même pour les sauterelles, les scarabées, les araignées un peu trop dominantes)…
Et nous, nous, mes amis, mes chers humains, aussi dégueulasses que nous soyons, aussi dominateurs, irrespectueux, violeurs, voleurs, profiteurs, ce qui nous tombe dessus, c’est le coronavirus…
On ne peut même pas comparer : en toute objectivité, c’est une chance inouïe… Un enfant de cœur en comparaison de l'ophiocordyceps qui infecte les formicidés…
En revanche, là où le virus fait plus fort que le champignon, c’est dans la vitesse à laquelle il a mis à genoux notre société, notre société de tout-puissants, la société de la bourse des valeurs, des banques et des frontières, des lobbies et des grandes entreprises, d’Airbus et de Monsanto et de Nestlé, tous ces salopards sur la tombe desquels je pisse joyeusement !
Je vais vous dire : je suis prêt à couler ma boîte, puisque je suis patron moi aussi ; à arrêter mes conneries aussi, comme aller chercher mes plantes, qui viennent pour la plupart d’Italie, à Rungis, en empruntant le périph parisien ; prêt à tout faire en vélo, à arrêter de fumer des clopes et à bouffer les plantes qui poussent au bord des trottoirs si Nestlé et Monsanto coulent, si nous devenons plus raisonnables.
C’est à nous de ne pas nous arrêter, de réfléchir, de nous définir par nos « Non ! », de ne pas aider toute cette belle bande de salopards avec notre fric, de nous lever et de nous casser, comme dirait l’autre. En restant chez nous dans un premier temps, mais aussi – je le crois profondément – en refusant de remonter sur la moto du monde. Je ne ferai plus de 200 km/h, c’est fini.
Le monde est mort, vive le monde.
La bise aux oiseaux, chantez en paix.
Crédits : Pascal Blachier, Creative commons