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Le communiste à la perruque (4/4)

Par Laura Guien et Fabien Palem

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Laura Guien et page de Fabien Palem.

Un député communiste, resté droit face aux putschistes, invoqué post-mortem pour la défense d’un ancien dignitaire franquiste… En Espagne, l’évènement de la comparution de Martin Villa ravive les interrogations sur le rôle de la gauche dans l’imparfaite « Transition ». Quatrième épisode de notre série « Franquisme, chroniques d’une impunité ».

Lire les trois premiers épisodes de notre série : « Qui veut la peau des derniers franquistes ? », « La juge qui venait d’Argentine » et « L'Espagne finira-t-elle par enterrer Franco ? ».

Une berline grise, une croix en pendentif au rétroviseur. Derrière le chauffeur, sur la banquette arrière, un octogénaire endimanché et en bonne forme, au visage couvert de moitié par un masque chirurgical blanc. Il n’est pourtant pas difficile de reconnaître Rodolfo Martín Villa, ancien cadre du régime franquiste qui déboule sur la rue Fernando el Santo, dans le quartier des ambassades de Madrid.

Nous sommes le 3 septembre 2020 et le rendez-vous tant attendu a bien lieu. Le dernier gros bonnet du franquisme s'assied « devant » la juge argentine, María Servini Cubría. Sa déposition entre dans le cadre de l'unique affaire judiciaire actuellement en instruction contre des responsables de la dictature espagnole. Elle est d'autant plus inédite qu'elle se déroule par écrans interposés : le prévenu d'un côté, bien installé dans les bureaux de l'ambassade d'Argentine de Madrid et la juge de l'autre, en télétravail depuis la forteresse de son domicile argentin.

Villa est accusé de « délits d’homicide aggravé », dont la répression sanglante des manifestations de Vitoria alors qu'il était à la tête du ministère de l'Intérieur (Gobernación), durant les premières années qui suivirent la mort de Franco. Sous la dictature, Villa avait servi le Generalísimo en tant que chef syndical et gouverneur civil. Et pour faire face aux accusations qui lui sont faites dans le cadre de la querella ou « plainte argentine », connue dans la presse internationale comme le « Nuremberg espagnol », l’ex-ministre franquiste a choisi, sans surprise, de se présenter comme le défenseur de la Transition démocratique. 

Sanglante Transition

En Espagne, le mythe d’une transition démocratique modèle à la mort de Franco a la peau dure. Mais tient moins la route à la lumière des faits. Dans une enquête très documentée, intitulée « La transition sanglante », le journaliste et essayiste Mariano Sánchez Soler rappelle ainsi qu’entre 1975 (mort du dictateur) et 1983 (un an après l’accession au pouvoir des socialistes), près de 591 décès sont survenus en raison de violences politiques (terrorisme d'extrême gauche et d'extrême droite, guerre sale et répression par les forces de sécurité de l'État). Dans ce triste décompte, 188 victimes sont à mettre sur le compte des « violences institutionnelles et répressives de l'État », tant dans les manifestations que dans les commissariats ou les prisons. Et le premier flic d’Espagne de ces « années les plus répressives de la Transition », pour reprendre l’expression de Sánchez Soler, n’est autre que Martin Villa, ministre de l’Intérieur entre 1976 et 1979.

Dans l’ambassade argentine de Madrid, quarante-et-un ans plus tard, l’ex-ministre revendique pourtant un rôle de pacificateur. Il récuse avec virulence les accusations de génocide et de crimes contre l’humanité qui pèsent sur lui. Premier as sorti de sa manche : Adolfo Suárez, chef de l'exécutif espagnol de 1976 à 1981, disparu en 2014. Cet architecte politique de la sacro-sainte « Transition », étiqueté centre-droit, est une figure de référence de la nouvelle droite de Ciudadanos et de celui qui fut son candidat à la mairie de Barcelone en 2019, Manuel Valls. Lors de sa déclaration-fleuve, Villa lance ainsi à la juge Servini: « S'il vivait, [Adolfo Suárez] serait lui aussi accusé de génocide ou de crimes contre l'humanité, une situation que je n'ose pas qualifier ». 

Tous chrétiens ou tous maures

L'avant-veille de sa citation à comparaître, une étrange union sacrée avait volé au secours de Villa : les 4 ex-présidents du gouvernement espagnol, Felipe González, José María Aznar, Mariano Rajoy et José Luis Zapatero étaient venus épauler l’ancien ministre par écrits interposés. La défense de l’octogénaire avait laissé filtrer dans la presse des extraits de ces « lettres de recommandations » versées au dossier. La présence de Zapatero, chef d’état socialiste à l’origine la loi de Mémoire Historique de 2007 (première tentative infructueuse de juger les crimes du franquisme) avait particulièrement fait grincer des dents les familles des disparus. 

En Espagne, il existe une expression populaire pour signifier que tout le monde se trouve dans le même panier : « O todos moros, o todos cristianos », tous chrétiens ou tous maures. Si tu m'accuses, je t'accuse, alors autant ne pas nous accuser… Le tabou de la transition reste « tout ficelé, et bien ficelé », selon l’expression consacrée par Franco, en 1969, après avoir désigné le prince Juan Carlos comme son successeur. 

Autre caution morale de l’ancien ministre franquiste : le communiste Santiago Carrillo. Dans la déclaration écrite que Villa lit à la juge Servini, il fait ainsi référence à une séance de questions au gouvernement de septembre 1977 au sujet d'incidents liés à l'action des forces de sécurité de l'État. Carrillo, alors chef du parti communiste espagnol (PCE), légalisé cinq mois plus tôt, aurait salué la réaction du gouvernement et du ministre Martin Villa. « Jamais un gouvernement de ce pays n'avait jusque-là fourni de telles informations internes sur l'activité des forces de l'ordre public et puni avec rapidité les officiers et chefs ayant commis une faute grave dans l'exercice de leur mission », aurait déclaré Carrillo, d’après Villa.

Le communiste déguisé

Mais qui est Santiago Carrillo ? Une figure emblématique de l’anti-franquisme, d’abord célèbre pour son rôle de Secrétaire général du Parti communiste espagnol (PCE), qu’il intègre officiellement pendant la guerre civile. Après la défaite des républicains, Carrillo s’exile en France où il côtoie d’autres figures mythiques de la résistance au franquisme comme la Pasionaria, et où son rôle au sein du gouvernement républicain en exil s’accroît. En réaction à son influence grandissante comme opposant au régime de Franco, ce dernier lui attribue l’organisation des massacres de Paracuellos, épisode majeur de « la terreur rouge », où plusieurs milliers de sympathisants franquistes sont assassinés par des républicains. Une responsabilité qu'il niera jusqu'à sa mort. Après avoir géré d’une main de fer le PCE depuis l’étranger tout en prônant la réconciliation nationale, Carillo prend ses distances à la fin des années 60 avec la tutelle de l’URSS pour emprunter, avec l’italien Enrico Berlinguer et le français Georges Marchais, la voie de l’eurocommunisme.

Puis vers ses ennemis d’antan. En 1977, il regagne l’Espagne et parade dans Madrid, grimé d’une perruque, d’une moustache et d’une barbe postiche. Ce fameux « épisode de la perruque » se solde par une arrestation puis un deal entre Carrillo et les caciques du régime alignés derrière Suarez. C’est le « pacte de la Transition », l’ouverture du pays à des élections libres et la légalisation des partis d’opposition (communiste et socialiste). 

Pour nombre d’Espagnols, Carrillo est surtout celui qui a refusé de se coucher face à l’irruption arme au poing d’un général putschiste dans les Cortes, lors de la fameuse tentative de coup d’État du 23 février 1981. « Je n’ai pas plus de courage qu’un autre, mais j’étais convaincu que c’était ma dernière nuit. Et j’ai voulu affronter la mort avec le maximum de dignité possible », dira-t-il à ce sujet. 

Si la figure de Carrillo reste fortement associée à l’anti-franquisme et à l’ouverture démocratique, ses relations avec le pouvoir de la Transition et d’anciens du régime comme Martín Villa n’en demeurent pas moins complexes, comme l’analyse Mariano Sánchez pour Le Média: « Carrillo a passé un pacte avec l’UCD [le parti de Suarez, NDLR] pour obtenir la transition démocratique en Espagne. Dans le cadre de ce pacte, en tant que leader communiste, il avait pour rôle de désactiver toutes protestations, toute mobilisation de masse qui aurait pu dégénérer. Les dirigeants communistes ont démontré leur capacité à contrôler les masses. Et cette capacité s’est construite à partir de ce pacte ».

Le pouvoir crée de biens étranges compagnons de route. Comme en témoigne cette autre anecdote : en octobre 1996, lors d’une cérémonie, Martín Villa remet à Carrillo la perruque et la barbe postiche de l’épisode de son arrestation. L’itinéraire de ce dernier est décidément bien utile au pouvoir pour folkloriser et mettre en scène la réconciliation… 

Meilleurs ennemis de la démocratie

En réalité, si Carrillo et Martin Villa ont toujours maintenu une opposition politique en public, ils ne s’entendaient pas si mal en privé. Fin 2010, tous deux sont invités à la télévision nationale pour débattre de l’exhumation de Franco du mausolée à sa gloire, le Valle de los Caidos. Chacun joue parfaitement sa partition, l'un regrettant que la mémoire de la guerre et du franquisme repose aux côtés du corps du dictateur, l'autre arguant que ces questions n’ont rien à voir avec le débat sur le sort du Valle. Et Carrillo de conclure sans équivoque: « Martin Villa et moi-même sommes amis ». 

Infréquentable stalinien pour certains, allié du système pour d'autres. Figure digne de la démocratie qui a résisté aux putschistes du 23-F, ou personnage trop conciliant avec la dictature franquiste… Santiago Carrillo ne fait pas l'unanimité. En particulier à gauche, où la jeune alliance entre la Gauche unie (Izquierda Unida, IU, dont la majorité des militants proviennent du PCE) et Podemos a récemment apporté le regard critique qui manquait à l'Espagne. Les propos d'Alberto Garzón, leader d'IU, tentent de rompre avec le mal espagnol, à savoir l’ambivalence de la gauche vis-à-vis du franquisme. « À ce moment-là (lors de la signature de la Constitution de 1978) il s'agissait de choisir entre démocratie et dictature. La démocratie, ce n'est ni Fraga [cerveau de la technocratie franquiste dans les années 1960 et ministre emblématique du Caudillo, NDLR], ni Suárez, ni Carrillo qui l'ont amenée. Ce sont les gens qui ont lutté dans les rues contre la dictature ». 

Ces propos de Garzón, qui datent de la constitution du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, avec le soutien indispensable de Unidas Podemos (IU et Podemos) et ne laissent aucun doute sur la vision du « camarade » Carrillo : « C'était une personne d'ordre. L'oligarchie de notre pays aimerait pouvoir compter sur une gauche domestiquée qui répète la tactique de la première Transition ». Alors que l’un des derniers cadres du régime franquiste comparait enfin devant la justice, la gauche de 2020 sera-t-elle moins domestiquée pour participer à la deuxième Transition ?

Crédits Illustration de Une : Adrien Colrat - Le Média.

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