Laurent Cordonnier : "Les économistes néoclassiques jouent les idiots utiles du pouvoir"
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Dans son ouvrage « Pas de pitié pour les gueux », l’économiste Laurent Cordonnier démonte les ressorts de la théorie néoclassique du chômage, « véritable fabrique, rationnelle et méthodique, d'outils de domination intellectuelle ». Entretien.
Professeur à l’Université de Lille et membre des Économistes atterrés, Laurent Cordonnier s’attaque dans son ouvrage « Pas de pitié pour les gueux - Sur les théories économiques du chômage », récemment réédité aux Éditions Raisons d'Agir, aux principaux « mythes » qui façonnent les théories économiques du chômage. Dans son viseur : les économistes néoclassiques, qui ont dessiné, dans les années 1980, le socle théorique des politiques économiques aujourd’hui en vigueur en matière d’emploi et de dérégulation du marché du travail.
En grattant derrière le « vernis de scientificité des théories néoclassiques », Laurent Cordonnier décape « les présupposés les plus grossiers » qui participent à la stigmatisation des chômeurs : l’indemnisation du chômage inciterait à la paresse, le chômage serait volontaire... Les derniers chiffres publiés le 10 novembre par l’INSEE font état de 2,7 millions de chômeurs en France - 9% de la population active -, dont 628 000 personnes de plus au cours du dernier trimestre. Preuve que « si les effets des politiques inspirées des néoclassiques sur le chômage sont mitigés, les conséquences en matière d’inégalités et de dégradation des conditions de travail sont certaines ».
Le Média : Vous vous appliquez dans votre livre à déconstruire méticuleusement les principaux « mythes » qui façonnent les théories économiques du chômage. Quels sont-ils ?
Laurent Cordonnier : Les économistes néoclassiques se référent, pour expliquer le chômage, à l’ensemble des éléments qui perturbent la mécanique splendide de la main invisible du marché. Pour les membres du courant dominant, si le marché du travail fonctionnait de manière concurrentielle, tant du côté des entreprises que du côté des salariés, on attendrait le plein emploi de manière spontanée et automatique. Ces économistes désignent donc des perturbateurs : l’existence d’un salaire minimum (Smic), par exemple, qui empêche le salaire de s’ajuster à la baisse quand il y a trop de chômeurs, ou le rôle des syndicats qui créent des coalitions pour négocier collectivement le salaire et le fixer à un certain niveau, trop élevé pour que tout le monde puisse être embauché. Il en va de même de toutes les règlementations qui introduisent des rigidités qui entravent l’ajustement spontané du marché du travail.
Ce raisonnement est appliqué de longue date dans la théorie néoclassique, mais, à partir des années 1980, les nouveaux théoriciens du chômage ont commencé à l’expliquer par le comportement des salariés. On a par exemple découvert qu’ils étaient des tire-au-flanc et ne livraient pas spontanément à l’employeur la qualité et la quantité de travail qu’ils avaient inscrit dans le contrat. Qu’une fois rentrés dans l’entreprise, ils se mettaient à siffloter et chantonner sur les chaines de montage.
Cette théorie du salarié tire-au-flanc et paresseux est au cœur de la doctrine néoclassique. Les néoclassiques expliquent également le chômage par les revenus de l’assistance. Pour eux, l’attribution d’indemnités ou de minimas sociaux aux salariés qui ne travaillent pas les encourage à ne pas supporter l’effort de travail. Car en élevant artificiellement le prix à partir duquel ils seraient prêts à travailler, le coût du travail augmente pour les employeurs, et cela crée du chômage.
Ces économistes semblent donc écarter la dimension psychologique du chômage, les injonctions sociales à travailler et la culpabilisation que les chômeurs peuvent éprouver.
C’est en effet, au départ, un aspect totalement hors-champ de la théorie économique. Dans la grande théorie néoclassique, l’homo economicus est parfaitement conscient de son propre intérêt, mais il ne porte que sur deux choses : la consommation et les loisirs. Il n’est donc absolument pas tourmenté par des sentiments, des mal-êtres psycho-sociaux et ne peut être sujet à la stigmatisation sociale. Il n’a aucun désir de statut. Le fait même d’aller à l’usine ne lui procure d’ailleurs ni intérêt, ni désintérêt. Il s'agit de temps totalement neutre.
D’après vous, la qualification d’assistés attribuée aux chômeurs serait donc, à l’origine, une idée de la théorie néoclassique ?
Je ne crois pas que les néoclassiques aient inventé ces idées régressives, voire réactionnaires. Ils ont plutôt mis en musique ce qui trainait plus ou moins déjà dans la morgue du pouvoir. Ce sont des clercs qui écrivent les grands livres en se nourrissant du folklore populaire et jouent les idiots utiles du pouvoir. La force de percussion de la théorie néoclassique réside dans sa clarté conceptuelle et dans l’usage d’outils mathématiques. Ils transforment donc la vulgate du pouvoir de manière scientifique et décomplexent les décideurs politiques
À vous lire, ces économistes n’expliquent le chômage que par les tares des salariés, tantôt poltrons, roublards, paresseux ou méchants, sans jamais remettre en cause la responsabilité des employeurs ou des responsables politiques. L’ordre marchand leur sert-il d’exutoire ?
C’est peut-être un traceur du caractère idéologique de leur travail. Dans la théorie néoclassique, il y a toujours quelque chose qui rattrape la morale des entreprises. C’est leur réputation à long terme. Pour ces économistes, c’est le salarié qui choisit son patron et l’embauche. Par un esprit tout à fait anti-scientifique, les néoclassiques sont piégés par leur discours. Ils sont toujours enclins à chercher la cause du chômage sur le marché du travail. Alors que Keynes, lui, a eu l’idée grandiose d’expliquer la cause du chômage dans le marché des biens et services en expliquant que la cause était la sur-épargne. Tant qu’ils seront piégés avec ces règles du jeu et qu’ils continueront à chercher l’origine du chômage sur le marché du travail, ils produiront un contenu aux relents réactionnaires selon lequel le salaire réel des salariés est trop élevé.
Quelle est donc la portée politique de ces théories économiques du chômage ? Et comment se sont-elles illustrées en France ces dernières années ?
Ces théories ont servi de fondement à une grande partie des politiques économiques qui ont été mises en œuvre dans l’OCDE depuis la fin des années 1990. Elles se divisent en 3 piliers. Le premier vise à diminuer toutes les désincitations à travailler en limitant l’assistance pour rétablir l’écart entre les revenus du travail et les revenus de substitution. Le second consiste à baisser le coût du travail en utilisant des dispositifs qui, tel le CICE, conduisent à une baisse des charges sociales, pour que les entreprises embauchent davantage. Enfin, le dernier pilier de ces politiques consiste à démanteler toutes les législations protectrices de l’emploi – c'est-à-dire ce qui crée des barrières à l’embauche et aux licenciements. Au sein des pays de l’UE, l’économiste Anne Fretel décompte 1000 réformes entreprises entre 2008 et 2013 pour atteindre ces 3 objectifs. En France, rien qu’entre 2000 et 2014, ce sont 165 réformes de ce type qui furent mises en œuvre.
"Le CICE est l'un des plus gros scandales de dilapidation de l’argent public que notre pays ait connu."
Pourrait-on leur reconnaitre un certain succès dans le domaine des primes d’activités et des primes pour l’emploi ?
Il y a au moins eu un résultat favorable à ces tripatouillages sur le marché du travail. Pour les salariés et les ménages situés au voisinage du smic, le niveau de vie s’est réellement amélioré sous l’effet de ces politiques. Car, dans les pays qui les ont appliquées de la façon la plus progressiste possible, elles se sont traduites par des primes pour l’emploi ou des « RSA activité » qui créent de vrais compléments de revenu.
Mais avait-on besoin de faire tout ce vacarme idéologique et de créer toute cette insécurité autour du marché du travail pour en arriver à ce résultat ? Il suffisait simplement de reconnaitre qu’au XXIème siècle, les capitalistes ne paient pas aux salariés ce qu’il leur faut pour vivre et qu’il revient à la collectivité de leur attribuer un complément de salaire. Le résultat n’est donc pas mauvais, mais la manière d’y arriver provoque une brutalité et une violence sur le marché du travail qui sont absolument délétères.
L’argent dépensé dans le CICE aurait-il permis de meilleurs résultats s’il avait été investi ailleurs ?
Absolument. Parmi les 3 laboratoires chargés par le gouvernement d’effectuer les études d’impact autour du CICE, celui qui donne les résultats les plus optimistes estime qu’il y aurait eu entre 100 000 et 200 000 emplois créés sous l’impulsion de cette mesure. Avec 20 milliards d’euros mis sur la table chaque année, cela revient à consacrer 100 000 euros à chaque emploi créé. Avec cet argent, pour 30 000 euros, cotisations sociales comprises, il aurait tout à fait pu être envisageable de créer des emplois de qualité dans les services publics, les associations ou dans des projets innovants en termes de transition écologique et sociale. C’est donc l’un des plus gros scandales de dilapidation de l’argent public que notre pays ait connu.
Comment réagissez-vous, en tant qu’économiste, aux phrases qui ont pu être prononcées par le président de la République au sujet des chômeurs ?
Dire qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail… On devrait être éblouis par ce genre de phrases. Nous sommes précisément dans une période où les gens qui ont perdu leur emploi l’ont perdu de manière totalement involontaire. Alors, quand le gouvernement réactive cette pensée, à l’appui de la réforme de l’assurance chômage, selon laquelle les gens qui sont au chômage l’ont désiré et se contentent de leurs allocations, on s’aperçoit que l’irrationnel et la radicalisation ne sont pas dans un seul camp. On peut penser que ces gens sont auto-endoctrinés à un point inimaginable.
La réforme de l’assurance-chômage qui entrera en vigueur le 1er avril 2021, est-elle la dernière héritière de ces politiques ?
C’est évidemment l’une des traductions de ces grandes théories. Depuis une vingtaine d’années, les gouvernements successifs n’arrêtent pas de faire des allers-retours entre un durcissement du caractère incitatif des allocations, et leur réajustement une fois que les décideurs politiques s’aperçoivent que cela crée des chômeurs pauvres. Ici, cette réforme est complètement à contre-temps. Les gens qui viennent de perdre leur emploi ont déjà subi le choc et le traumatisme que cela engendre. Ce n’est pas le moment de les lâcher.
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"Pas de pitié pour les gueux - Sur les théories économiques du chômage", première parution en 2000, nouvelle édition actualisée et augmentée en 2020. Éditions Raisons d'Agir, 152 pages, 8 euros.
Crédits photo de Une : Phillipe Huguen / AFP.