Coronavirus - En Colombie, double peine pour les plus vulnérables
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Pour endiguer la pandémie, le gouvernement colombien a décrété le confinement total. Mais dans un pays où la pauvreté touche plus d’un tiers de la population et où le conflit armé continue de provoquer des crises humanitaires, on craint déjà la crise d’après.
Ce mardi 24 mars, des manifestations spontanées remplissent les places de plusieurs grandes villes colombiennes. Ils sont vendeurs ambulants, précaires en tout genre ou migrants vénézuéliens vivant de petits boulots, et se demandent bien d’où sortira leur gagne-pain durant les prochaines semaines. Des attroupements dirigés contre les autorités municipales ou régionales, qui ont instauré des confinements obligatoires, sous diverses formes, depuis plusieurs jours. Dès le lendemain, la mesure s’est étendue à l'échelle nationale, et ce pour plus de deux semaines.
Le gouvernement a d’emblée promis une aide pour 3 millions de foyers « vulnérables », qui, de son propre aveu, ne reçoivent aucune aide de l’État - un virement unique qui s’élèvera à environ 36 euros. La mairie de Bogota a pour sa part mis en place une aide similaire qui pourra atteindre 96 euros.
Des mesures que Diego Pinto, activiste et membre du collectif Ciudad en Movimiento, juge « insuffisantes » : « Nous demandons que soit étudiée la création d’un revenu minimum universel pour pallier l’urgence, mais également le gel du remboursement des emprunts immobiliers [...]. Ces décisions doivent émaner des autorités nationales, les entités territoriales ne disposant pas des ressources nécessaires », explique-t-il au Média.
À la tête de la capitale colombienne depuis janvier dernier, la charismatique Claudia López a pris les devants dans la gestion de la crise sur le président Iván Duque, en multipliant les mécanismes d’urgence mais surtout en confinant, sous la forme d’un « exercice », les 9 millions d’habitants de Bogota, poussant ainsi le gouvernement à décréter dans la foulée l’« isolement préventif obligatoire » du pays entier. Cette bataille de leadership, à peine voilée par l’union nationale apparente, s’est dernièrement traduite par la décision de l’exécutif de retoquer l’annonce de la mairie portant sur la gratuité des factures d’énergie.
Quand l'urgence sanitaire vient rappeler l'urgence sociale
Au delà des querelles, toute la classe politique sait que les infrastructures de santé ne tiendront pas si le Covid-19 venait à se répandre comme dans les pays les plus touchés. Le manque criant de dispositifs médicaux d'assistance respiratoire rend la situation déjà compliquée, alors que le nombre de contaminations approche le millier et que la Colombie et ses 48 millions d’habitants ne possèdent en tout et pour tout que 87 000 lits d’hôpitaux.
Rester chez soi pour aplanir la courbe des infections, le mot d'ordre est clairement approuvé. Mais à quel prix, dans un pays où la pauvreté monétaire touche 27 % de la population, selon les statistiques officielles ? « Le confinement est une mesure nécessaire mais ne reste pas moins une mesure de classe », affirme Diego Pinto, qui constate indigné que « le gouvernement prend à la légère les énormes différences qui existent au sein de la population pour affronter le confinement ».
Militant de terrain, il arpente les quartiers populaires toute l’année avec Ciudad en Movimiento. Plus que les activités associatives, ce sont des distributions de vivres qui l’ont occupé ces derniers temps, histoire de compléter celles des autorités qui peinent à répondre à l'ampleur des besoins. « Beaucoup d’enfants dépendent de leurs écoles - en ce moment fermées - pour s’alimenter correctement », rappelle-t-il, « le système qui recense les populations les plus vulnérables est largement perfectible, et nous craignons que la faim gagne du terrain du fait de ce manque d’information ».
L’activiste pointe également le poids de l’emploi informel, « qui touche plus de la moitié des secteurs populaires » à Bogota. Pas de contrat, pas de déclaration, pas de cotisation, pas de salaire : c’est ainsi que vivent 47 % des Colombiens selon les données officielles. Pour les plus précaires, il s'agit d'une expérience de survie au jour-le-jour, connue populairement sous le nom de « rebusque ».
Des appels à la création de banques alimentaires
Fortement dépendante des cours du pétrole, l’économie nationale a déjà substantiellement chuté, emportant avec elle les plus fragiles. La monnaie a perdu en un mois plus de 23 % de sa valeur face au dollar. Selon Diego Pinto, la situation dans les quartiers populaires n’est pas forcément plus favorable pour ceux qui disposent d'un contrat de travail. « Avec la flexibilisation et la tertiairisation croissantes, beaucoup ont tout simplement perdu leur travail dès le début du confinement, en restant sans droits », explique-t-il. Difficile selon lui de s’étonner de voir des gens, dans les rues, braver les interdictions : « Ce n’est pas de l’irresponsabilité : soit les gens s’affament, soit ils prennent le risque d’être infectés ».
Le Média s’est également penché sur la situation à Medellin en interrogeant Emmanuel Taborda, coordinateur du projet Cocina como Acción Social, une organisation qui fait toute l’année le lien entre les campagnes et les quartiers populaires, en organisant des marchés et des restaurants solidaires. « On nous vend la ville comme une marque, comme un îlot de problèmes résolus, alors que la réalité est toute autre », précise-t-il. « Dans les zones sensibles, la faim rôde constamment ».
« En ce moment, notre activité se concentre sur le recensement des petits producteurs, mais surtout de leurs stocks », relate le bénévole. En plus de s’inquiéter des produits « ultra-transformés » et « peu nutritifs » d’ores et déjà distribués par les autorités locales, il craint que leur action ne soit pas adaptée : « Il y a des vides béants dans l’analyse publique de ces quartiers. Il reste des pans entiers de ces populations laissés pour compte. Une certaine qualité de vie tient malgré la pauvreté, mais c’est un équilibre fragile. Comment le maintenir en période de quarantaine ? », s'interroge-t-il.
Bien qu’ayant été divisée par deux en 10 ans, la sous-alimentation touche toujours plus de 4 % des Colombiens. Avec des dizaines d’autres structures locales qui travaillent auprès des plus précaires de Medellin, l’ONG d’Emmanuel Taborda est signataire d’un appel qui exhorte les pouvoirs publics à « mettre en place des mesures différenciées pour les quartiers populaires », en insistant notamment sur la crise alimentaire qui guette les plus jeunes et les personnes agées. D'après les signataires, elle pourrait être ralentie en créant des « banques alimentaires » dans ces « comunas ». Le document alerte également sur le sort des migrants vénézuéliens, qui sont plus de 1,6 millions en Colombie, la plupart dans une précarité extrême et sans réseaux familiaux de dernier recours.
Le conflit armé, toujours en embuscade
Alors que la guerre contre le coronavirus est déclarée, celle qui dure depuis plus de 50 ans suit son cours. Selon l’ONU, au cours du dernier mois, plus de 4 300 personnes se sont retrouvées confinées, non pas pour contenir une pandémie, mais du fait de la pression de groupes armés qui restreignent leur mobilité. Plus de 7 000 personnes ont été victimes de déplacements forcés.
« Les groupes armés ont adopté des attitudes contradictoires face aux mesures de confinement », confie au Média une source de la Defensoría del Pueblo. « Dans certaines régions, ils font strictement appliquer l’isolement préventif décrété par le gouvernement - c’est le cas de l’ELN [guérilla marxiste, NDLR] dans le Catatumbo - tandis que dans d’autres, plus à l'Ouest, des groupes paramilitaires en profitent pour mener des actions belliqueuses et des assassinats », ajoute-t-elle. Ainsi, au moins trois défenseurs des droits humains sont tombés récemment sous les balles et alourdissent le bilan : 18 personnes ont été tuées depuis le début de l’année. « Les lignes de front bougent entre les mafias concurrentes, et ce type d’acte vise à acter brutalement un contrôle territorial », signale notre source.
Luis Eduardo Celis, consultant pour l'ONG Redprodepaz, engagée en faveur du processus de paix, nous a fait parvenir une photographie, à priori récente, placardée par la guérilla, qui instaure ses propres mesures de confinement. « Pour les communautés où le conflit armé persiste, dans plus ou moins 180 municipalités, [la crise du Covid-19] aggravera leurs conditions de vie et le contrôle des structures armées sur leur quotidien », explique cet analyste.
« Les régions où les infrastructures de santé sont les plus désarticulées et précaires coïncident avec les zones où subsistent des structures armées organisées », précise Luis Eduardo Celis. Il s'inquiète : « La pandémie arrivera dans ces territoires, avec de graves conséquences. Cela pourra prendre quelques mois, mais elle arrivera ».
Crédits photo de Une : Hernan Ayala - NoName.