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Mort de Robert Mugabe : qui veut réhabiliter le colonialisme ?

Par Théophile Kouamouo

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Penser Mugabe, président du Zimbabwe récemment décédé, comme l’anti-Mandela, c’est oublier le poids du fait colonial et la question cruciale de la répartition des terres. Les explications de Théophile Kouamouo.

Finalement, c’est à plus de 95 ans que Robert Mugabe, ancien président du Zimbabwe, a tiré sa révérence. Personnage clivant, passionnément admiré et passionnément haï à la fois, il aura incarné tour à tour le héros révolutionnaire affrontant dans son pays un régime d’apartheid postcolonial – qu’on pourrait comparer à une Algérie que l’OAS aurait réussi à conserver – ; puis le dirigeant africain portant à bout de bras ses camarades luttant ailleurs en Afrique australe pour « la libération totale du continent » ; et, finalement, le vieux dictateur refusant de céder le pouvoir et engageant, dans le but de se légitimer, le « parachèvement » de son combat : l’expropriation brutale de milliers de fermiers blancs usufruitiers du rapt colonial… Avec, pour conséquences, l’isolement et l’appauvrissement d’un pays déjà mal en point.

Forcément, ses oraisons funèbres devraient – par souci d’honnêteté – raconter les deux facettes du personnage. Mais il se trouve que Robert Mugabe a été l’homme politique africain contemporain le plus détesté par l’Occident (tout simplement parce qu’il s’en est pris à des Blancs) ; avec la même force manichéenne qui a poussé à faire de son ex-homologue Nelson Mandela le dernier saint de notre histoire commune.

Un éditorial du Monde résume bien cette vision des choses. « Comparée à celle de l’idole planétaire qu’est devenu Nelson Mandela, vainqueur de l’apartheid dans l’Afrique du Sud voisine, sa trajectoire de révolutionnaire mué en autocrate illustre le poids du facteur personnel dans l’histoire des peuples », peut-on lire dans les colonnes du « quotidien de référence ». Cette phrase est problématique pour plusieurs raisons. Déjà parce qu’elle ne traduit pas le ressenti d’une très large frange de l’opinion publique africaine. La lire m’a en tout cas permis de me remémorer un de mes souvenirs de jeune journaliste.

Les colons et la terre

C’était en juillet 2002. Je couvrais le sommet de l’Union africaine organisé à Durban, en Afrique du Sud. Nelson Mandela avait pris sa retraite et cédé son fauteuil à son lieutenant Thabo Mbeki. Le « camarade Bob » Mugabe était toujours au pouvoir, et avait lancé sa vaste opération de redistribution des terres des colons blancs à des Noirs – notamment à des vétérans de la guerre de libération. Une cérémonie populaire avait lieu dans l’enceinte du stade de football de Durban. La foule regardait avec indifférence les nombreux dirigeants africains faire leur entrée. Même l’arrivée de Thabo Mbeki, le président en exercice, ne parvenait pas à susciter autre chose que des applaudissements convenus.

Plus intensément qu’ailleurs sur le continent, le fait colonial a profondément bouleversé la notion même de propriété foncière en Afrique australe.

Deux hommes avaient pourtant été très chaleureusement célébrés : Nelson Mandela, « Madiba », viscéralement lié à son peuple ; et Robert Gabriel Mugabe. Le premier parce qu’il avait fait sa part de travail, avec un admirable esprit de sacrifice. Le second, de loin le plus ovationné, parce qu’il tentait – avec peut-être de mauvaises motivations, dans une atmosphère violente et une improvisation assez consternante – de « finir le travail ». Des centaines de milliers de réfugiés politiques et économiques zimbabwéens étaient déjà présents en Afrique du Sud, et personne n’ignorait les graves dérives qui se multipliaient, l’autoritarisme et les violations des droits humains. Mais ce qui faisait applaudir la foule présente au stade de Durban, c’était quelque chose de plus profond que les soubresauts de l’actualité ou les jugements moraux. C’était la conscience historique.

Plus intensément qu’ailleurs sur le continent, le fait colonial a profondément bouleversé la notion même de propriété foncière en Afrique australe. En 1980, lorsque le régime blanc raciste disparaît et que Robert Mugabe prend le pouvoir, 80% de la population zimbabwéenne vit de l’agriculture. 6 000 propriétaires terriens blancs (sur une population de 7 millions de personnes) possèdent la moitié des terres arables du pays et 90% des sols de qualité. Ils bénéficient alors d’une loi ségrégationniste datant des années 1930, et d’une vaste opération qui a consisté à déplacer, par la contrainte, les autochtones de leurs terroirs ancestraux pour les parquer dans des « réserves tribales » au sol ingrat.

Pour la masse des guérilleros qui prirent le maquis dans les années 1960, la restitution foncière était la mère des revendications. Mais 20 ans après l’indépendance, négociée avec les Anglais dans le cadre des accords de Lancaster House, les déséquilibres économiques se sont maintenus. L’ancien colonisateur, qui devait participer à l’indemnisation des fermiers blancs - appelés à céder une partie de leurs terres à leurs compatriotes noirs -, ruse et pose le principe de la « propriété privée » comme un absolu, en dépit du caractère sordide et litigieux de cette « propriété ». Après avoir, pendant plusieurs années, empêché les vétérans de la guerre d’indépendance d’envahir les terres dont leur peuple a été dépossédé, Mugabe leur lâche alors la bride…

Les leçons de l'Afrique du Sud

Dans l’Afrique du Sud post-apartheid, la situation est la même qu’au Zimbabwe. L’économie est bien plus diversifiée, mais les inégalités économiques sont criantes et épousent les fractures « raciales ». C’est pour cette raison que la foule du stade de Durban applaudit Mugabe à tout rompre, en cette après-midi de juillet 2002. Elle entend signifier aux héritiers de Mandela qu’elle aussi attend la décolonisation économique.

Et aujourd’hui, sur le continent africain, la figure de Mandela est tout aussi brouillée et contestée que celle de Mugabe. Les reproches qui lui sont adressés ont été résumés par son ex-épouse Winnie, pasionaria des townships pauvres jusqu’à sa mort, le 2 avril 2018. « Dès le départ, lui et ses proches ont commis des erreurs dans les négociations avec le pouvoir blanc, dont nous payons aujourd’hui le prix. Par exemple, le problème des terres. Au nom de quoi devrions-nous payer pour racheter ce qui nous a été arraché par la force ? Et avec quel argent ? Le capital reste entre les mains de la minorité blanche. Rien n’a changé  », s’indignait-elle.

En réalité, si l’on sort du biais personnaliste qui consiste à s’en remettre à des « leaders » censés écrire seuls l’Histoire, on se rend compte que le Zimbabwe et l’Afrique du Sud font face - avec un décalage temporel, toutefois, lié à l’antériorité de l’expérience du premier pays cité - à la même impasse. Que signifie l’égalité de droits politiques dans un contexte postcolonial, quand toute perspective de transformation économique est bloquée par les accords qui organisent les processus de transition, criminalisée par les institutions internationales vigies du néolibéralisme, et combattue par des grandes puissances européennes solidaires par principe de toutes les populations d’origine européenne partout dans le monde ?

En réalité, la sagesse de Nelson Mandela a surtout été de se retirer avant que les problèmes les plus compliqués à résoudre dans un contexte post-apartheid ne pointent leur nez. Aujourd’hui, son parti, l’ANC - dont les cadres ont choisi de s’enrichir aux côtés de la vieille oligarchie blanche via un mécanisme dénommé « Black Economic Empowerment », qui consistait à fabriquer ex nihilo une classe de puissants hommes d’affaires noirs, et ont échoué à s’attaquer aux racines structurelles des inégalités - se voit contesté par une formation politique créée par l’ancien responsable de sa jeunesse, le truculent Julius Malema. Le nom de ce parti constitue tout un programme : Economic Freedom Fighters (« Combattants de la liberté économique »). Pour ne pas se faire doubler sur sa gauche, l’ANC a choisi d’accélérer sa propre politique de redistribution des terres. Le président Cyril Ramaphosa, ancien lieutenant de Nelson Mandela devenu lui-même capitaine d’industrie, évoque avec des accents « mugabistes » la nécessité de réparer une « injustice historique grave  ».

Parachever l'indépendance

Conséquence : le 23 août 2018, Donald Trump s’alarmait sur Twitter des « expropriations  » et des « meurtres à grande ampleur  » visant supposément les fermiers blancs sud-africains. Alors même que Le Monde glorifie Nelson Mandela pour mieux en faire l’anti-Robert Mugabe, l’Afrique du Sud est en proie depuis plusieurs jours à de nouvelles flambées des violences xénophobes meurtrières qui visent les étrangers africains Noirs – ce qui n’inspire curieusement aucun tweet à Donald Trump. Ces violences sont une manifestation des immenses frustrations de la majorité noire sud-africaine, qui recherche des boucs émissaires face au statu quo économique.

Si le Zimbabwe et l’Afrique du Sud sont différents, ils passent tous deux par les mêmes phases après la remise du pouvoir à la majorité noire. Après une phase d’exaltation politique, une insatisfaction diffuse – liée à la persistance de la caricature que représente un modèle à la fois capitaliste et colonialiste – commence à trouver des formes diverses d’expression politique. Plus largement, on peut aussi considérer que dans les ex-colonies françaises d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, la contestation du franc CFA, monnaie coadministrée par le Trésor français et subtil mécanisme néocolonial, correspond également à une phase historique. Celle de la désillusion face à des indépendances politiques formelles ; celle de la revendication d’une seconde indépendance, qui inclurait le plus grand nombre dans les circuits économiques, dont ils continuent d’être exclus malgré les jolis drapeaux de leurs nations à l’Assemblée générale des Nations unies et aux Jeux Olympiques.

Crédits photo de Une : Archives de la Nouvelle-Zélande / Flickr - CC.

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