La santé mentale des exilés est au plus bas, dans l’indifférence générale
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Après un parcours migratoire où ils rencontrent la violence et côtoient la mort, les exilés arrivent en France en pensant toucher au but. Pourtant, les conditions catastrophiques d’accueil ne font que renforcer leur souffrance psychique. Confrontés à des démarches administratives qui font remonter des souvenirs douloureux, beaucoup n’arrivent pas à déposer leur demande d’asile. Au lieu de régler le problème - ce que réclament les ONG depuis maintenant quatre ans - l’État a compliqué l’accès au droit d’asile. Ce sont les plus abîmés qui en paient les frais.
Lorsqu’ils arrivent dans le cabinet de la psychothérapeute Christine Davoudian, les demandeurs d’asile sont pour la plupart au bout du rouleau. Dépression, insomnie, paranoïa : ils ressassent de vieux souvenirs, de la torture en Libye au viol en passant par les difficultés de l’exigeante traversée de la Méditerranée. Une fois arrivés en France, ils doivent pourtant se confronter à nouveau à ces souvenirs, en racontant en détail leur histoire et leur parcours migratoire devant l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) afin que l’État puisse décider de leur accorder ou non le statut de réfugié. S’ils avaient auparavant un an pour préparer leur audience, la loi Asile-immigration, adoptée en août 2018, a réduit ce délai à six mois. « On les envoie au casse-pipe », explique Christine Davoudian, qui assure que ce délai est bien trop réduit pour présenter un récit cohérent et crédible devant l’OFPRA.
Des mots sur la douleur
« Quand ils arrivent pour me voir, ils ont de gros trous de mémoire. Ils n’arrivent pas précisément à dire quand un événement est survenu, ils ont aussi des troubles spatiotemporels. Leur récit n’est pas très organisé, pas vraiment précis. Ils se trompent dans les dates, les lieux, les rendez-vous. C’est un vrai problème : s’ils doivent faire un récit à l’OFPRA, c’est catastrophique », explique la psychothérapeute. Ils risquent alors que l’OFPRA considère leur récit comme peu convainquant, et ce même s’ils sont réellement menacés dans leur pays. « On peut avoir certains patients qui ont perdu toute affectivité, qui sont glacés. Pour survivre, ils ne peuvent plus se permettre d’avoir des affects. Ils vont livrer un récit désincarné, très froid, très standardisé, qui va faire dire à l’OFPRA qu’ils ont appris un texte par cœur et qu’il n’est pas authentique », s’indigne Christine Davoudian.
Ces maux, les psychologues, les médecins ou les bénévoles qui travaillent sur le terrain les connaissent bien. C’est le fameux trauma, « la baisse des défenses parce qu’on est confronté psychiquement à la mort. C’est une chose à laquelle on n’est psychologiquement pas préparé », précise l’anthropologue et psychologue Marie-Hélène Saglio-Yatzimirsky, qui exerce auprès d’exilés au sein de l’hôpital Avicenne de Bobigny. Si ces exilés arrivent aussi marqués en France, c’est que leurs traumas s’accumulent. Ils peuvent avoir vécu des persécutions dans leur pays, puis connu la violence d’un exil et de situations inhumaines, notamment en Libye, où l’on sait désormais que la torture, l’esclavage, la prostitution forcée ou le viol sont monnaie courante.
Ces événements les hantent toujours, plusieurs mois après. Ils ont donc besoin d’un soutien psychologique, mais surtout de temps.
L’essentiel du travail des psychologues comme Madame Saglio-Yatzimirksy ou Madame Davoudian consiste alors à mettre des mots sur la douleur qui les ronge, pour qu’ils puissent raconter leur histoire de manière cohérente devant l’OFPRA. Néanmoins, de l’aveu des deux spécialistes, ce travail demande énormément de temps. Un accompagnement nécessaire que les délais restrictifs de la Loi Asile-immigration compliquent rudement.
Pour les déboutés du droit d’asile, l’errance infinie
Mais les psychologues ont découvert quelque chose de nouveau depuis 2016. Ces traumas, dus à des migrations qui n’ont jamais été aussi violentes, s’accentuent, voire se développent à nouveau durant l’installation des exilés en France, lorsqu’ils sont confrontés à la misère, à la vie dans la rue ou dans des campements de fortune. « On s’aperçoit que chez les personnes qui avaient psychiquement plus de traumas et de dépression, les souffrances sont accélérées ou ont tendance à être encore plus pathologiques à cause de la situation à l’arrivée », explique Marie-Hélène Saglio-Yatzimirksy.
Cette réalité touche particulièrement ceux que l’on appelle les «
dublinés
», soit les exilés qui doivent demander l’asile dans le premier pays d’Europe par lequel ils sont entrés – rarement la France. Ils se retrouvent bien souvent à la rue, dans les campements comme celui de la Porte de la Chapelle, désemparés, à devoir attendre 18 mois avant de demander à nouveau l’asile.
« Le trauma ne cesse de se rouvrir »
« Leur état de santé psychique est très compliqué. Ils peuvent tomber dans des pratiques addictives, ils se marginalisent, sont vraiment au bout du rouleau et commencent à ne plus y croire. Ils disent qu’ils seront toujours en situation irrégulière, qu’ils sont tout seuls, qu’ils ne pourront jamais travailler. Il n’est pas simple des les raccrocher à quelque chose », explique Louis Barda, coordinateur pour Médecins du Monde du programme d’accès aux soins des exilés à Paris. L’ONG organise chaque semaine des permanences de santé auprès des exilés qui vivent à la rue.
Le médecin s’alerte d’une errance, physique et mentale, qui les tue à petit feu.
«
Ce qui est particulièrement compliqué avec cette histoire de trauma, c’est qu’il ne cesse de se rouvrir. Si les gens arrivés ici étaient bien pris en charge, immédiatement relogés, il n’y aurait évidemment pas autant de personnes en situation de trauma. Mais elles arrivent dans des situations de vulnérabilité physique et mentale insupportables. C’est un déclassement, elles vivent des difficultés incroyables. On a des personnes qui ont vécu des choses très compliquées et qui se retrouvent en arrivant en France à devoir mendier sur le trottoir, des choses insupportables pour des personnes qui avaient un métier ou une vie de famille
», alerte Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky.
« Personne n’était préparé à ça »
Alors les ONG font ce qu’elles peuvent, et organisent des consultations avec les psychologues. Mais tous les patients n’ont pas la chance d’être suivis pendant plusieurs mois. Les services publics sont dépassés, et peu d’hôpitaux offrent un suivi psychologique pour les demandeurs d’asile. De l’aveu même de Madame Davoudian, tout le monde est dépassé par la situation, en particulier les hôpitaux publics, peu formés pour prendre en charge ces traumas. « On n’était pas préparés. Les traumas sont très violents. On est très peu formés, très peu nombreux à avoir saisi qu’on avait affaire à des cas aussi graves », s’inquiète la psychologue.
En 2017, le Comede (
Comité pour la santé des exilés
) a dévoilé dans un rapport alarmiste que sur les 16 095 personnes ayant effectué des bilans de santé dans leur centre cette année-là, 16,6% souffraient de troubles psychiques graves. En 2018, un autre rapport a remis le sujet sur la table. Médecins du Monde et le Centre Primo Levi ont tenté d’alerter les autorités sur cette situation, qui s’est aggravée en un an. Les deux ONG exhortaient l’État à améliorer les conditions d’accueil des exilés, à débloquer davantage de financements pour les interprètes et à œuvrer pour détecter les troubles de santé mentale chez toute personne demandant l’asile.
Depuis, plus rien. Les psychologues sont unanimes et pointent du doigt un grave problème de santé publique, qui n’est pour l’heure pas géré à la hauteur de sa gravité par l’État.
Pour Marie-Hélène Saglio-Yatzimirksy, les chiffres du Comede ne représentent que «
la pointe de l’iceberg
» et pourraient même être largement sous-estimés. Personne ne voudrait entendre parler d’un problème invisible. «
Le monde politique n’est pas trop embêté par ce qu’il se passe
», lâche-t-elle. «
Et pourtant, il devrait s’y intéresser
», poursuit la psychologue, qui soutient qu’une prise en charge psychologique rapide, donc des moyens supplémentaires, permettrait d’éviter la catastrophe qui guette.
Une catastrophe sanitaire qu’il sera plus difficile et coûteux de résorber après avoir laissé la situation pourrir, puisque les besoins médicaux grandissent et que les phénomènes addictifs – alcool et drogue – empirent lorsqu’ils ne sont pas traités à temps.
« J’ai pu me tenir droit »
« On essaie de tirer la sonnette d’alarme. Si on ne le fait pas pour des raisons humanitaires, il faut le faire pour des raisons de santé publique. Les gens à la rue vont péter un câble : à un moment donné, ils n’auront plus rien à perdre et peuvent devenir violents, ou s’autodétruire avec l’alcool ou la drogue. Il n’y a aucun intérêt à laisser ces personnes à la rue », dénonce Louis Barda, pour Médecins du Monde. « Je n’ai pas peur des mots, il y a un danger de mort dans le trauma. Le risque de dépossession est grave, le risque de suicide est là », abonde Marie-Hélène Saglio-Yatzimirksy.
En attendant une prise de conscience, les psychologues des ONG mobilisées sur le terrain continueront de recevoir ces patients profondément marqués afin de les assister dans leur demande d’asile. Avec succès, parfois. Un des patients de Christine Davoudian vient ainsi de l’obtenir. Lors de sa première consultation, il était incapable de raconter son histoire. Pas à pas, ils ont reconstruit ensemble son récit. «
Pour me dire merci à sa façon, il m’a appelé et m’a dit :
"Grâce à vous, j’ai pu me tenir droit devant l’OFPRA" ». «
Me tenir droit
», répète la psychologue, «
c’était le plus important pour lui
».
Crédits photo de Une : Jeanne Menjoulet / Flickr - CC.