Italie, Espagne, Royaume-Uni : les européennes bousculent les échiquiers nationaux
Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Filippo Ortona, page de Téo Cazenaves et page de Tania Kaddour-Sekiou.
Victoire de la Lega, de l'abstention et recomposition politique en Italie, chute de la gauche radicale en Espagne et triomphe de l'indépendantisme en Catalogne, polarisation pro ou anti-Brexit au Royaume-Uni... Dans cette article collectif, la rédaction du Média Presse analyse les enjeux nationaux des résultats des élections européennes.
Tour d'horizon.
Italie : vers « les larmes et le sang » ?
Les résultats des européennes ont toujours un poids relatif et peuvent être trompeurs. En Italie, la proposition se vérifie régulièrement. En 1989, le Parti Communiste Italien avait réalisé l’un des ses scores électoraux le plus importants avec 27% des suffrages et presque dix millions de voix, ce qui lui avait valu la deuxième place. Cinq ans après, le même parti n’existait plus. Les européennes de 2014 avaient consacré Matteo Renzi, alors chef du Parti Démocrate et du gouvernement, qui avait obtenu 40 % des voix.
Aujourd’hui, Renzi connaît le même destin qu’un Manuel Valls, cantonné à l’animosité des perdants, éjecté de la scène politique. Le score de Matteo Salvini - qui est arrivé en tête avec 34% des voix - doit donc être lu avec un certain scepticisme, et notamment à la lumière d’un taux d’abstention exceptionnellement élevé. Seul 56% des inscrits se sont rendus aux urnes : il s’agit du taux de participation le plus faible depuis 20 ans. L’ampleur de la « vague noire » est donc à nuancer.
Il n’empêche : le parti de Salvini a réussi à gagner 3,5 millions de voix supplémentaires par rapport aux législatives de 2018. La Lega a toujours bénéficié d’un socle d’électeurs dans la bourgeoisie du Nord, en particulier celle issue des PME, ce petit patronat dont l’étendue est une caractéristique du paysage social italien. Matteo Salvini avait réussi à en élargir l’hégémonie en attirant une partie du vote ouvrier , du précariat du Sud, et les suffrages d’une multitude de gens révoltés.
Ses clins d’œil répétés à Casapound et aux formations néofascistes italiennes, ainsi qu’à tout ce milieu proche de la Manif pour tous et des lefebvristes , sont autant d’ébauches d’alliances sociales que la Lega espère mettre en place pour devenir, enfin, un parti national et non pas régionaliste, tel qu’il avait été bâti par son fondateur, Umberto Bossi. Le pari n’a réussi qu’en partie.
Bien que victorieux à la sortie des urnes, le « Capitano » Salvini doit composer avec une dynamique fort négative ces derniers temps, partout contesté pendant sa campagne et souvent contraint à haranguer des foules inexistantes, les clichés des meetings désertés se multipliant. Comme l’écrit l’intellectuelle Alessandra Daniele
dans les colonnes de la revue littéraire Carmilla Online
, «
au coucher du soleil, même les nains arrivent à projeter des ombres de géants
».
Les Cinq Étoiles ne flamboient plus
Tout de même, Salvini est en tête et la Lega est le premier parti du pays. Nain ou géant, ce résultat lui permet de se poser en tant que leader de la droite italienne, du centre à ses extrêmes. Un scénario inquiétant, qui lui permettrait de viser le contrôle du gouvernement d’ici peu. Ces élections confient deux autres données intéressantes, quoique attendues. D’abord, la débâcle des 5 Étoiles : en l’espace d’un an, ils ont réussi à perdre presque 4 millions de voix depuis les élections de 2018 qui les avaient consacrés comme le premier parti du pays. Certes, les européennes mobilisent très peu de gens par rapport aux élections nationales, mais tout de même : au lendemain des élections de l’an dernier, le M5S était le premier parti de la coalition au gouvernement, la Lega sa béquille.
Le rapport de force semble désormais s’inverser, et ce plutôt en raison de la faiblesse des
grillini
que de la force réelle de Salvini.
Cette dynamique fragilise énormément les 5 Étoiles, qui prétendaient représenter le seul « barrage » possible aux pires dérives droitières de Salvini, comme l’a dit le chef du Mouvement, Luigi Di Maio. Au contraire, le résultat des urnes a démontré que le pari de gouverner avec la Lega prend de plus en plus la forme d’un suicide politique à petit feu. Tous les éléments d’une crise de gouvernement sont donc réunis : le débat autour du décret « Sécurité » voulu par Salvini, qui embarrasse les 5 Étoiles, en est un bel exemple.
La décomposition politique se poursuit
L’autre donnée importante est le score du Parti Démocrate - qui, comme on l’a vu avec Renzi, fait preuve d’un talent certain et répété pour s’auto-rassurer avant de s’écraser dans le mur. « Nous sommes très satisfaits », a déclaré à la suite des résultats le chef actuel du parti, Nicola Zingaretti, ravi que le PD soit retourné au centre « du système bipolaire » - un système qui n’a cependant pas fait les fortunes de la gauche, depuis sa mise en place dans les années 1990. Monsieur Zingaretti oublie de dire que son parti a perdu des voix : 5 millions en moins vis-à-vis des dernières élections européennes de 2014, quelques centaines de milliers par rapport aux élections générales de 2018, pourtant considérées comme une défaite historique. Que les dirigeants du PD se disent satisfaits d’un tel score en dit long sur leurs perspectives et leur stratégie.
Ainsi se poursuit la décomposition du système politique italien, qui, depuis le crépuscule de Berlusconi, ne cesse de broyer une coalition après l’autre, un parti après l’autre, un leader après l’autre. On disait pourtant de tous ces leaders qu’ils allaient rester au pouvoir et dominer la scène pendant vingt ans : cette étrange conviction fut exprimée pour Mario Monti (gouvernement « technique »), pour Enrico Letta (PD et autres), puis pour Matteo Renzi. Elle s’exprime aujourd’hui au bénéfice de Matteo Salvini, quels que soient les faits.
Aucun d’eux, pourtant, n’a résisté longtemps sous la pression de cette décomposition et de la situation financière du pays, en constante urgence, écrasée par la dette et par la troisième récession en dix ans. Aucune rhétorique incendiaire à l’encontre des migrants et des étrangers ne saurait occulter l’étendue de la crise économique et sociale italienne.
La prochaine véritable échéance (bien plus importante que ces élections) adviendra à la fin de l’année, lorsqu’il faudra entériner la nouvelle loi de finances. Qui sera inévitablement «
lacrime e sangue
», faite de « larmes et de sang », comme le dit l’expression : augmentation de la TVA, vente des propriétés publiques et réduction (une fois de plus) des dépenses de l’État, dans la droite ligne des accords signés avec Bruxelles par ce même gouvernement qui ne cesse pourtant de se présenter comme celui du « changement ».
Espagne : les socialistes confirment, Podemos en crise, l’indépendantisme à Bruxelles
Dans l’État espagnol, on votait dimanche pour trois scrutins différents : élections européennes, municipales et régionales – pour une partie des communautés autonomes, hors Catalogne, Pays Basque et Andalousie. Le taux de participation de 64,3 %, particulièrement élevé et en hausse de 18,57 % par rapport à l’échéance précédente de 2014, tient en grande partie à ce « superdimanche » électoral : en 2004, 2009 et 2014, les élections européennes, organisées seules, ont connu un taux de participation de 44,6 %. En 1999, la dernière fois que le scrutin communautaire était organisé le même jour que les municipales et régionales, le taux de participation de 63,1 % était relativement similaire à celui observé dimanche dernier.
C’est le 28 avril dernier, lors des législatives qui ont confirmé les socialistes de Pedro Sánchez, qui gouvernent depuis juin 2018, date de la motion de censure contre Mariano Rajoy, que la participation a été proprement surprenante : 75,8 % des inscrits sont allés voter, soit une augmentation de 9,5 points de pourcentage par rapport aux précédentes législatives. Certains analystes estiment que la crainte du trifachito, un gouvernement d’union des droites qui rejouerait le scénario andalou, où le Parti Populaire et Ciudadanos assument les responsabilités avec le soutien de l’extrême-droite de Vox, avait alors pu mobiliser les citoyens espagnols.
En toute logique, le PSOE confirme son succès du 28 avril : les socialistes obtiennent 32,83 % des suffrages et 20 eurodéputés. Le Parti Populaire, grand perdant des législatives où il s’était vu talonné par la droite libérale de Ciudadanos (troisième, avec 12,29 % des suffrages et 7 députés), limite la casse avec 20,12 % et 12 députés.
L’extrême-droite rénovée et décomplexée de Vox
, pour sa part, ne confirme pas la surprise des législatives, lorsque le parti de Santiago Abascal avait fait une entrée fracassante au Congrès des députés avec 24 députés et 10,26 % des suffrages. Elle n’enverra à Bruxelles que 3 eurodéputés (6,26 %), malgré un scrutin qui tend à favoriser les droites radicales au niveau communautaire.
Podemos face à ses contradictions
La formation de Pablo Iglesias apparaît comme la grande perdante de la soirée. En 2014, le parti-mouvement, tentative de traduction politique des espoirs du 15-M et des Indignados, avait obtenu 5 sièges après seulement 4 mois d’existence, tandis que la liste communiste menée par Willy Meyer envoyait au Parlement européen 6 représentants supplémentaires pour la gauche radicale espagnole. Dimanche, la coalition des communistes et de Podemos, Unidas Podemos, n’a pourtant obtenu que 10,1 % des suffrages et six sièges.
L’échec n’est pas qu’européen : le parti morado perd de nombreux conseillers régionaux et lâche surtout ses deux joyaux, conquis en 2015 après une efficace campagne aux accents municipalistes : Madrid et Barcelone. A Madrid, la magistrate Manuela Carmena, aux commandes depuis 2015, échoue d’un seul siège et ne pourra pas former une coalition avec les socialistes. Dans la capitale catalane, Ada Colau est devancée par l’indépendantiste de gauche Ernest Maragall. Elle ne pourrait gouverner qu’à la faveur d’une coalition avec les socialistes locaux et les voix d’un perdant bien médiatique : Manuel Valls, animé d’une puissant dégoût envers toute expression d’un nationalisme non-hégémonique et visiblement toujours aussi peu effrayé par la contradiction, vient en effet de proposer d’offrir ses voix à l’ancienne activiste du droit au logement – contre qui il avait pourtant concentré ses critiques pendant la campagne – pour barrer la route à l’ERC de Maragall. Podemos et son espace politique semblent donc s’être effondrés à tous les échelons.
Entre la renaissance socialiste, les divergences internes, qu’elles soient stratégiques, politiques ou personnelles, et le contexte épineux de la crise catalane - pour laquelle la formation adopte une position médiane qui mécontente à la fois indépendantistes et unionistes -, le chantier de redéfinition s’annonce complexe.
Triomphe indépendantiste en Catalogne
C’était l’autre enjeu des européennes en territoire espagnol : en Catalogne, les deux listes indépendantistes ont récolté 49,71 % des suffrages, un résultat historique (45,53 % en 2014) . « Ce chiffre dépasse de peu la somme des votes récoltés par toutes les autres forces (49,51%) », peut-on lire dans les colonnes du journal indépendantiste El Punt Avui . Dans la région, les droites obtiennent d’ailleurs des résultats bien plus faibles que dans le reste de l’Etat : Ciudadanos ne récolte que 8,6 % des voix et Vox ne dépasse pas la barre des 2 %. Le PP se contente de 5,2 % des suffrages, un niveau ridiculement bas, inférieur de presque quinze points de pourcentage à la moyenne nationale. La droite unioniste doit en outre composer avec un affront symbolique de taille : l’élection des leaders indépendantistes Carles Puigdemont, Toni Comin (tous deux exilés en Belgique) et Oriol Junqueras (emprisonné en Espagne, figure principale des accusés actuellement jugés au Tribunal Suprême de Madrid ).
Les différents scores, selon les scrutins, du parti de Puigdemont, Junts per Catalunya, disent beaucoup de l’enjeu proprement protestataire de la candidature de l’ex-président de la Generalitat : si la plateforme a perdu 180 000 votes et 600 conseillers des municipales de 2015 à celles de 2019, et n’a envoyé que 7 députés au Congrès lors des législatives d’avril, elle remporte pourtant en Catalogne le scrutin européen avec 28,52 % des suffrages.
« Le vote protestataire a récompensé Junts per Catalunya, qui mène depuis l’exil la bataille européenne pour dénoncer la répression, et a laissé en troisième position Oriol Junqueras, qui entrera lui aussi au Parlement européen avec l’objectif de dénoncer sa condition de prisonnier politique », analyse la journaliste Sara Gonzáles dans les colonnes du pure-player NacioDigital. L’ERC menée par Oriol Junqueras, qui avait refusé une liste commune avec Puigdemont, préférant concourir au sein de la coalition Ahora Republicas en compagnie des gauches nationalistes basque et galiciennne, obtient en effet la troisième place en Catalogne avec 21,19 % des suffrages, derrière les socialistes du PSC (22,14%).
Une question reste en suspens : Toni Comin, Carles Puigdemont et Oriol Junqueras pourront-ils siéger au Parlement européen ? Les deux premiers n’ont pu entrer dans le bâtiment le 29 mai, la présidence refusant de leur délivrer une accréditation provisoire pour ne pas se mettre en porte-en-faux avec l’État espagnol : une décision proprement politique, étant donné qu’il sera difficile aux deux élus de Junts per Catalunya de se rendre en Espagne, où il est d’usage de prêter serment devant la
Junta electoral
, sans prendre le risque d’être arrêtés sitôt le frontière franchie. Pour Oriol Junqueras, emprisonné depuis 574 jours, l’avenir se joue à la barre du Tribunal Suprême.
Au Royaume-Uni, le jeu des contradictions
Après l’échec des négociations relatives à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, fixées au 31 mars dernier, et la démission de Theresa May, le pays avait l’obligation de prendre part aux élections européennes. Les élections ont vu émerger deux tendances discordantes, qui ont chacune contribué à offrir à l'échéance des accents référendaires. Theresa May, première ministre et cheffe du parti conservateur, révélait sa démission prochaine le 24 mai dernier, après le quatrième échec des négociations avec l'Europe.
L'annonce a laissé un goût amer au sein des Tories, déjà en grande difficulté depuis le référendum pro-Brexit. La difficile désignation d’un successeur à la tête du parti et le résultat désastreux des élections européennes, où les conservateurs n'ont obtenu que 8,7% des suffrages, laisse un parti à la dérive et 15 sièges perdus à Bruxelles. «
Une nuit très décevante pour le parti Conservateur
», twittait ainsi May, dont la formation est reléguée à la cinquième place, son plus mauvais résultat depuis 1834.
Pro et anti-Brexit en tête
L'un des grands gagnants de l’élection est sans contexte le Brexit Party, favorable à la sortie de l'UE, créé il y a seulement 4 mois. Avec 31,6% des suffrages, le parti eurosceptique de Nigel Farage est arrivé en tête et disposera de 29 élus au Parlement européen, loin devant les 4 élus du parti Conservateur. Farage réclame la reprise des négociations mais surtout le départ du Royaume-Uni dès le 31 octobre prochain.
En face, avec 20,3% des suffrages et 16 sièges au Parlement européen, les Libéraux Démocrates (Libs Dems) se félicitent du résultat. « Les chances de mettre un terme au Brexit sont plus fortes que jamais », commentait Vince Cable, tête du parti et meneur d'une campagne féroce contre le Brexit. Les Libs Dems, qui considèrent que la sortie du Royaume-Uni de l'Union Européenne ne fait pas l'unanimité, réclament l’organisation d’un second référendum. Le Green Party s'impose comme la surprise écologiste du scrutin et empoche 7 des 73 sièges britanniques. À la suite d'une campagne axée sur le climat, les transports publics, la justice sociale et le maintien au sein de l'UE, ses animateurs ont salué un résultat historique.
Le Labour Party de Jeremy Corbyn, traversé par de fortes discussions internes, subit un revers cuisant et perd 10 sièges dans un scrutin douloureux pour les partis traditionnels, mis en difficulté après des années de domination. «
Les blocs de pouvoir lâchent prise au Parlement
», écrivait ainsi The Guardian. Du côté des nationalistes, les Gallois du Plaid Cymru obtiennent un député, tandis que les Écossais du SNP récoltent 3,34% des suffrages et trois représentants à Bruxelles. La coalition Change UK, qui regroupe des dissidents conservateurs et travaillistes pro-Europe, n'obtient aucun siège.
Filippo Ortona (Italie) , Tania Kaddour-Sekiou (Royaume-Uni) et Téo Cazenaves (Espagne-Catalogne).
Crédits photo de Une : UE 2014 / Flickr-CC.