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En Espagne, victoire socialiste pour un pays polarisé

Par Luis Emaldi Azkue

Sociologue, doctorant en science politique au Centre Emile Durkheim - Sciences Po Bordeaux, il s'intéresse aux transformations des clivages politiques et aux nationalismes périphériques.

En Espagne, le PSOE de Pedro Sánchez a remporté les élections législatives, dans un contexte marqué par l'irruption parlementaire de l'extrême-droite et le conflit catalan en arrière-plan. Les 123 députés socialistes ne pourront pourtant pas former un gouvernement seuls. Quelles alliances peuvent-ils nouer ? Pourquoi le paysage politique est-il si polarisé ? Quelle importance pour la question territoriale ? Une analyse inédite de Luis Emaldi Azkue, sociologue.

Les élections générales de 2015, puis leur répétition six mois plus tard, ont inauguré un nouveau cycle politique dans l’histoire espagnole, au cours duquel le bipartisme fut brisé. Les dernières élections du 28 avril, remportées par le PSOE et caractérisées par une forte participation, permettent, elles, de faire un état des lieux des rapports de forces qui traduisent la pluralité politique et partisane du royaume ibérique, après la législature la plus mouvementée de son histoire récente.

La crise financière et l’éclatement de la bulle immobilière évolua en une crise du système économique, basé sur un modèle structurellement malade, mais qui, dans l’emballage de deux décennies de croissance économique, passait pour un « miracle espagnol » (1) . Cette situation provoqua l’explosion d’une crise sociale qui se traduirait finalement en crise politique, avec, dans un premier temps, un cycle de contestation inédit depuis la Transición , dont le mouvement du 15M (2) ne fut que l’étincelle la plus visible à l’international. Dans une deuxième phase, l’émergence de nouveaux partis politiques provoquerait l’implosion du système de partis. Ce dernier phénomène s’inscrit par ailleurs dans une crise plus large des blocs socio-politiques hégémoniques de l’après guerre dans toute l’Europe, comme on a pu le voir en Grèce, en Italie ou plus récemment en France (3) . Si l’on croyait voir tous les ingrédients d’une crise organique, la résilience des deux principaux partis traditionnels (PSOE et PP), des institutions de l’État (Parlement, Justice et Monarchie) et des pouvoirs financiers et économiques du pays face aux différents visages de la crise démontrent que le vieil arbre du régime de 1978 n’a pas fini d’être abattu.

La première législature de Podemos, la crise catalane et le gouvernement Sanchez

Les élections européennes de 2014 marquent le début d’un tournant dans le système partisan espagnol, notamment par l’irruption d’une plateforme, Podemos, fondée à peine quelques semaines avant, qui se voulait être l’expression du 15-M. De l’autre côté de l’échiquier, Ciudadanos profite également du contexte pour passer à la scène politique nationale. Ainsi, le passage d’un système principalement bipartisan vers un parlement avec quatre grandes forces politiques représente un tournant fondamental dans l’histoire du pouvoir politique en Espagne.

Dans ce cycle électoral, qui allait des élections européennes aux élections générales de 2015-2016, en passant par les municipales et régionales de 2015, ces deux nouvelles formations sont parvenues à obtenir une représentation à tous les niveaux. De fait, les différentes plateformes électorales impulsées ou soutenues par Podemos au niveau local représentent surement les meilleurs succès de ces nouvelles dynamiques politiques, surtout dans les principales villes du pays, dont Madrid et Barcelone. Les bilans des expériences municipalistes des mairies du changement, 4 ans plus tard, sont désormais partagés, et ont montré les limites et les conflits inhérents à l’articulation entre politique institutionnelle et mouvements sociaux (4) .

Si les expériences municipales ont été le théâtre des principaux succès pour Podemos, dans la mesure où ils ont pu exercer le pouvoir à cette échelle, elles sont aussi le lieu de leurs premières disputes internes, qui expliquent en partie les difficultés actuelles à répéter les dynamiques collectives. Pourtant, leur scène de prédilection restait la sphère nationale.

Au Parlement espagnol, la législature a d'abord été marquée par l’échec de la tentative de formation d’un gouvernement de coalition avec le PSOE, après les premières élections de décembre 2015. En effet, le PSOE de Pedro Sánchez, sous la pression d’une partie de sa direction et d’autres pouvoirs non parlementaires, donnait la priorité à une alliance avec Ciudadanos, à laquelle Podemos décida de ne pas se joindre. La somme PSOE et Ciudadanos étant insuffisante, de nouvelles élections furent convoquées en juin 2016. À l’issue du scrutin, le PSOE entre dans une crise interne suite à un putsch de l’aile plus libérale du parti, représentée par la présidente andalouse Susana Díaz. Alors que le PSOE s’efforce de culpabiliser Podemos, accusé de ne pas avoir soutenu un gouvernement alternatif à celui du Parti Populaire de M. Rajoy, ce sont pourtant bien les socialistes qui s'abstiennent lors du vote d'investiture et laissent le PP s'installer à nouveau au Palais de la Moncloa, soutenu par un accord avec Ciudadanos, mais en minorité au Parlement.

La droite pouvait donc continuer ses réformes antisociales, et se gargariser d'une faible croissance économique, remplaçant le taux de chômage par la précarité et le travail à temps partiel. De fait, la politique économique du PP dans cette deuxième période poursuit le modèle existant avant la « crise », qui était basé sur la financiarisation de l’économie, de pair avec le développement de l’industrie du bâtiment et la spéculation immobilière. L’envers du décor demeure toujours une situation majoritaire de dépossession, d'inégalités et de précarité.

Étant donné que le gouvernement du Parti Populaire bloquait toute initiative parlementaire de la part de l’opposition, Pablo Iglesias tente alors de mettre en place une stratégie d’opposition dans les rues, soutenant différentes luttes ouvrières dans le pays (Coca-Cola, le secteur du taxi face à Uber et Cabify, Airbus, La Naval, Navantia, Alcoa…). Cependant, malgré les tentatives pour faire refluer le débat public autour des questions économiques et sociales, c’est bien le Procés et la crise catalane qui accaparent l’attention médiatique et politique du pays.

La séquence du référendum du 1er octobre 2017, la déclaration d’indépendance neuf jours plus tard, et l’emprisonnement ou l’exil des leaders politiques catalans ne constitue que l'épisode d’une longue histoire et d’un conflit politique structurel de l’État espagnol. En effet, la question territoriale est un des piliers du fameux consensus de 1978, et c’est bien ce consensus qui a sauté en éclats dans la séquence successive au mouvement du 15M. Il n’est donc pas surprenant que la question catalane ait mis à l’épreuve non seulement le gouvernement Rajoy, mais l’État en soi. Les innombrables scandales de corruption qui éclaboussent le PP feront le reste. Le Parlement finit par voter une motion de censure qui renverse M. Rajoy, qui avait pour sa part préféré se passer du débat et partageait, pendant la vote, une bouteille de whisky en compagnie de ses conseillers dans un restaurant proche de l’Assemblée.

Finalement, le revenant Pedro Sánchez parvenait à prendre le pouvoir, au prix d'une tâche compliquée : l’arithmétique parlementaire l’obligeait à de complexes contorsions politiciennes s’il voulait que son premier mandat soit autre chose qu’un gouvernement d’intérim. L’alliance avec Podemos était conditionnée à l’application de réformes et d’un programme social important, comme l'était la confiance que lui avaient prêté les partis souverainistes catalans et basques. Ce sont donc l'inaction de Sánchez sur la question catalane et l'échec du vote de son budget qui l'ont finalement poussé à convoquer de nouvelles élections.

Vers une alliance des gauches ?

À l’issue du scrutin, on retrouve plusieurs éléments qu’il convient d’analyser. Tout d’abord, la victoire incontestable du PSOE, qui est parvenu à mobiliser massivement son électorat. Les quelques réussites du gouvernement de Pedro Sánchez avec Unidos Podemos (notamment l’augmentation du SMIC de 735,90€ à 900€ et la revalorisation des retraites), ainsi que la peur d’un front des droites ont sûrement joué un rôle décisif dans cette mobilisation. La réaction face au succès de ce front aux élections régionales en Andalousie ne s’est pas fait attendre, et la page des batailles internes du PSOE semble avoir été tournée. Malgré le fait que les formules pour former un gouvernement et investir un président seront tout de même compliquées à faire passer dans un parlement très fragmenté, il n’en demeure pas moins que ce résultat va à l’encontre de la tendance générale de la social-démocratie européenne. Il faudra attendre les élections européennes de mai pour confirmer cette dynamique, mais il semble que la péninsule ibérique, avec le Portugal, reste un territoire à part dans un contexte continental plus inquiétant.

En ce qui concerne Unidas Podemos [ pour ces élections, la coalition a décidé de féminiser sa dénomination, NDLR ], les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes de la direction. En fin de soirée, Pablo Iglesias faisait son auto-critique et assumait l’échec, mais expliquait tout de même que la formation avait tenu le coup, et qu'elle avait obtenu une représentation qui leur permettait d’atteindre les grands objectifs qu’ils s’étaient fixés en début de campagne :

  • Être assez nombreux pour peser dans le jeu politique au Parlement, et assez forts pour s’imposer comme alliés indispensables dans l'hypothèse de la formation d'un gouvernement de coalition, pour ainsi éviter d’être réduits au rôle de soutien parlementaire d’un PSOE assumant le pouvoir en solitaire, hors de leur contrôle.
  • Freiner l’avancée des droites et notamment de l’extrême-droite, incarnée par Vox, qui impliquerait un retour en arrière sur de nombreuses questions chères à la gauche espagnole, comme la mémoire historique, le système autonomique et les avancées en matière de droits des femmes et de politiques de lutte contre les violences machistes, impulsées par un mouvement féministe en plein essor.

Les différents conflits internes et l’échec à l’heure de relancer les alliances régionales en Galice, à Valence ou en Catalogne ont peut-être joué dans leur défaite. Cependant, une campagne sérieuse, axée principalement sur la défense d’un patriotisme construit autour de la défense des services publics contre l’establishment financier, politique et médiatique, leur a permis de sauver les meubles. Les éléments de langage de la formation morada ont également été marqués, en début de campagne, par la révélation de l’existence d’une police politique manœuvrée par le PP (5) . Dans cet épisode, Podemos s’est pourtant retrouvé isolé face au silence (complice ?) de la sphère médiatique nationale et face à l’indifférence internationale.

La droite espagnole fragmentée : une première historique

La percée de Vox ne laisse personne indifférent. Si certains, à l'international, parlaient il y a à peine deux ans d’un pays « vacciné » face à l’extrême droite (6) , tout le monde savait au sud des Pyrénées que celle-ci n’était que sagement alignée derrière le PP. Ainsi, le projet commun regroupant les différentes nuances de la droite espagnole qu’était le PP s’est finalement effondré : potentiellement, à cause de la corruption généralisée et de l’incapacité à trouver une solution à la question catalane (leur seule solution étant l’imposition, la répression et la judiciarisation de la politique). Les trois partis qui formaient le « trio de Colón » (7) ont ainsi fragmenté le vote de droite. Le résultat : un PP effondré, voué à la refondation ou à la dissolution ; Ciudadanos qui monte, et veut s’ériger en rempart face à la gauche et aux souverainistes catalans et basques ; et l’irruption en force de Vox, qui se veut antisystème, mais n’aura quand même pas obtenu les résultats surévalués qu’annonçaient les sondages. La stratégie des appels à l’unité nationale, face à ceux qui voudraient « casser » l’Espagne (8) , et auxquels se serait rallié Pedro Sanchez, n’aura pas apporté les fruits attendus.


Les mois prochains s’annoncent intenses. Les négociations pour former un gouvernement seront longues. Une fois de plus, les partis souverainistes catalans et basques devraient jouer un rôle-clé dans l’arithmétique parlementaire. Mais avec, d'une part, le procès des leaders indépendantistes catalans en cours (9) , et l’élaboration actuelle d’un nouveau statut d’autonomie pour le Pays Basque d'autre part, la question territoriale de l’État demeure toujours l'un des nœuds gordiens de la politique espagnole.


(1) AMABLE Bruno et PALOMBARINI Stefano, 2018, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris : Raisons d’agir.

(2) En référence aux mouvement des Indignés qui s’est déclenché à Madrid le 15 Mars 2011.

(3) LÓPEZ Isidro et RODRÍGUEZ Emmanuel, 2010, Fin de ciclo. Financiarización, territorio y sociedad de propietarios en la onda larga del capitalismo hispano (1959-2010). Madrid : Traficantes de sueños.

(4) CAZENAVES Téo, « Lueurs d’Espagne – À Madrid, le municipalisme en question », Le Média Presse, 14/11/2018.

(5) CASADO Irene, « La justice espagnole enquête sur une « police politique » aux ordres de la droite », Médiapart, 13/04/2019.

(6) PIQUER Isabelle, « L’Espagne, ce pays où l’extrême droite n’existe pas », Le Monde, 30/04/2017.

(7) Terme utilisé pour désigner les trois partis (PP, C’s et Vox) qui ont convoqué une manifestation le 10 février 2019 à la place de Colón à Madrid, « pour l’unité de l’Espagne et de nouvelles élections ». Manuel Valls, allié à C’s, était aussi de la partie.

(8) En référence aux partis souverainistes catalans et basques.

(9) CAZENAVES Teo, « En Espagne, le procès des indépendantistes catalans ouvre un nouveau cycle politique », Le Média Presse, 18/02/2019.

Crédits photo de Une : Palmira Escobar Martos / Flickr - CC.

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