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En Équateur, une rupture au goût de régression

Par Tristan Ustyanowski

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La bataille politique s’intensifie entre Rafael Correa et Lenín Moreno, pourtant élu lui aussi sous les couleurs d’une « révolution citoyenne » dont il ne reste plus grand chose. Les derniers revirements ont confirmé une lourde fracture entre ceux qui prônent le pragmatisme et ceux qui veulent défendre un modèle.

En août 2005, un jeune ministre de l’Économie, figure inconnue des Équatoriens, démissionne avec fracas. Il reproche alors aux institutions financières internationales leur ingérence sur la politique du gouvernement et leur volonté de maintenir le pays sous perfusion. Moins de deux ans plus tard, à présent chef de l’État, il expulse le représentant de la Banque Mondiale du territoire national. Il s’agit de la marque de Rafael Correa, un président élu par surprise qui promet de renverser l’ordre économique au profit de la souveraineté de cette nation andine de 14 millions d’âmes et d’une superficie équivalente à la moitié de la France.

En 2007, l’Équateur peine alors à se remettre de la crise de 1999, un violent krach qui emporte plusieurs banques, contraint le pays à abandonner sa monnaie pour le dollar et paupérise plus encore une population qui, de ce fait, émigre en masse vers l’Amérique et l’Europe. Au niveau politique, les turbulences ne furent pas moindres. Huit présidents se sont succédé depuis 1996 ; Correa sera le seul à gouverner durant la décennie suivante.

Annulation d’une partie de la « dette odieuse » et défense du « bien-vivre » : l’électrochoc antilibéral

Au moyen de sa formation balbutiante, Alianza País (AP), Correa ne bouscule pas seulement l’oligarchie locale avec son discours et son projet de « révolution citoyenne ». Il suscite également l’intérêt à l’international en remettant un vieux sujet sur la table: la dette. Fin 2008, son gouvernement décide de suspendre le paiement de plus du tiers de sa dette externe, du fait de son « illégitimité ». Une mesure s’appuyant sur les travaux d’une commission d’experts, à laquelle participa notamment Éric Toussaint, militant reconnu du combat contre les « dettes illégitimes » imposées aux pays du Sud. L’Équateur a ainsi pu débloquer plusieurs milliards de dollars, un grand coup de pouce pour la « révolution » promise.

Éminemment antilibéral, le projet de Correa met en avant le concept du « bien-vivre », qui demande avant tout d’importants investissements publics pour réduire les brèches béantes de la société équatorienne. En 10 ans, la part des revenus des plus modestes a augmenté plus vite que dans la plupart des pays voisins et l’extrême pauvreté a diminué de moitié. L’augmentation des dépenses publiques annuelles - représentant en moyenne plus du double que celles de 2007 – a notamment permis l’apparition de services publics dans des zones où ils n’existaient pas, la réfection du réseau routier, l’érection de centrales hydroélectriques en grand nombre ou encore la construction de nombreuses écoles, cause directe de l’augmentation du taux de scolarisation dans le secondaire, passé de 57 % à 90 %.

C’est donc à priori une décennie gagnée pour l’Équateur. L’influence d’AP s’étend à toutes les sphères institutionnelles ; le parti confirme son rang de force politique nationale, dans un pays où les bastions partisans étaient traditionnellement cantonnés à certaines régions. Rien ou presque n’échappe aux orientations du pouvoir, en particulier celles du chef, qui, tous les samedis, prêche la bonne parole à la télévision publique pendant plus de quatre heures durant les « sabatinas », un exercice révélateur du leadership de Correa, honni par une partie de population.

Passation de pouvoir, le 24 mai 2017. Correa, de dos, salue Moreno, au centre avec l'écharpe tricolore. Crédits : Alberto Romo / Asamblea Nacional.

L’héritage à couteaux tirés de la « décennie révolutionnaire »

Caudillo chez lui, surnommé « Mashi » (« camarade » en langue quechua), accueilli sous les acclamations lors de ses déplacements en Europe, le président insupporte ses adversaires politiques qui l’accusent d’autoritarisme, mais ne parviennent pas à disputer son leadership. Aux élections présidentielles, Correa balaie par deux fois ses oppositions dès le premier tour, en 2009 et en 2013. Son assise populaire se maintient jusqu’à la fin de son dernier mandat. La continuité du « corréisme » n’est alors pas simple à envisager. Le vice-président, Jorge Glas, ami de longue date de Correa, est d’abord mis en avant. Du fait de son impopularité, on lui préfère finalement son prédécesseur, Lenín Moreno, figure titulaire et conciliante, encore plus populaire que « Mashi ». Moins clivant que Correa, il était alors encore associé à la mise en place des tous premiers programmes sociaux du gouvernement.

En avril 2017, le duo Moreno-Glas gagne de justesse la présidence face au vieux baron de la droite, Guillermo Lasso, tandis que l’AP maintient sa majorité à l’Assemblée nationale tout en perdant le quart de ses élus. Au niveau économique, « la table n’est pas servie  », affirme le nouveau président, trois mois à peine après son accès aux responsabilités – pied de nez à une déclaration de son prédécesseur, qui affirmait lors de son départ avoir laissé « la table servie  » pour le prochain gouvernement. Moreno dénonce des finances dans un piètre état tout en promettant de maintenir à flot la « révolution citoyenne ». Premières tensions.

En août, il suspend toutes les fonctions du vice-président réélu, Glas, qui finira en prison quelques semaines plus tard, accusé de malversations. Entre autres, l’ombre d’Odebrecht, la multinationale de construction qui a corrompu sans trop d’effort de nombreux dirigeants latino-américains, plane sur Jorge Glas. Cette fois, la guerre est déclarée.

« Ils n’ont rien contre lui  », assure au Média Gabriela Rivadeneira, figure de proue du « corréisme », pour qui ces poursuites ne sont rien d’autre qu’un épisode de la « guerre judiciaire » menée contre les « forces progressistes » dans la région, à l’instar du cas Lula au Brésil ou de celui de Cristina Fernández de Kirchner en Argentine. Ex-présidente de l’Assemblée, Rivadeneira fait aujourd’hui partie des 34 députés – sur 74 - qui ont retiré leur soutien au gouvernement dès 2017, le privant de majorité. Elle mène la bataille sur le sol équatorien, une tâche impossible pour Correa. Menacé de prison préventive pour une obscure affaire d’enlèvement depuis novembre 2018, il reste expatrié en Belgique.

Correa s’en va, le FMI revient

Comme le reste de cette frange restée fidèle à « Mashi », elle n’hésite pas à parler d’un « acte de trahison » de la part de Moreno. « Ils démantèlent la révolution citoyenne dans le but de montrer à nos peuples que tout cela n’a servi à rien, afin de s’imposer dans le nouveau rapport de force  », poursuit la députée.

« Nous avons trop été radicaux  » réplique Ximena Peña. Le Média s’est également entretenu avec cette députée restée fidèle à Moreno, mais qui a cependant refusé de défendre Glas : une obligation d’ « honnêteté », affirme-t-elle. Elle déplore aujourd’hui le « manque d’austérité » du gouvernement précédent. « L’économie a été dynamisée sur la base de l’endettement, les mesures adéquates n’ont pas été prises pour des raisons politiques. Nous aurions pu être plus responsables  », poursuit Peña. « Nous avons gâché une opportunité d’en faire plus pour le pays  ».

Le « changement de matrice productive » promis par la « révolution citoyenne » n’a jamais vraiment eu lieu : les matières premières sont restées le nerf de la guerre pour le pouvoir – le pétrole, notamment - malgré la formule contradictoire de la Constitution de 2008, qui entend protéger les hommes autant que la nature. Selon la majorité actuelle, lorsque les cours du brut se sont effondrés à partir de 2014, les finances équatoriennes ont pâli bien plus que ne voulaient le reconnaître les autorités.

Un revirement conservateur au niveau international

Mais pour Rivadeneira, la députée corréiste, il s’agit d’une « crise induite par le propre gouvernent  » afin de renverser le modèle sortant. « Tout va dans le sens contraire à la redistribution de richesse que nous avions impulsé. Nous, nous faisions payer des impôts à ceux qui ont le plus pour financer les droits basiques des défavorisés. Eux sont en train d’exonérer les classes les plus aisées de leurs contributions  ». Ximena Peña reconnaît et regrette pour sa part ce tournant antisocial. Elle affirme qu’elle défendra la santé et l’éducation face à d’éventuelles coupes budgétaires, mais que la priorité est surtout d’ « améliorer l’économie » et de générer des « investissements étrangers ».

Pour Rivadeneira, tout cela vise à préparer le terrain aux ajustements structurels réclamés par le Fonds Monétaire International. Bien que le dialogue avec le FMI ait été rétabli dès 2016, le gouvernement Moreno a signé, en février dernier, un véritable « accord de sauvetage » de plus de 4 milliards de dollars avec l’entité financière, aux contours encore flous mais qui entérine de manière évidente la fin d’une époque. Il y a à peine 5 ans, les gauches régionales se portaient encore bien : Rafael Correa inaugurait le siège de l’Union des Nations Sud-américaines (Unasur) prés de Quito, avec une imposante statue de Nestor Kirchner, en présence de son épouse et présidente argentine, Cristina Fernández de Kirchner, de la brésilienne Dilma Rousseff, sans oublier l’héritier d’Hugo Chávez, Nicolás Maduro. La statue a aujourd’hui été retirée. Et l’Équateur a quitté un Unasur devenu moribond.

Rafael Correa à la tribune de l'UNASUR, le 4 décembre 2014. Crédits : César Muñoz / ANDES.

Moreno préfère se joindre aux projets d’intégration impulsés par les gouvernements conservateurs, notamment colombien et chilien. Avec par exemple un suivisme notable dans la crise vénézuélienne, durant laquelle la diplomatie équatorienne s’est précipitée pour reconnaître Juan Guaidó comme président légitime. Un empressement « regrettable  », pour Ximena Peña, tandis que Gabriela Rivadeneira souligne que d’autres voies étaient possibles, comme celle du dialogue portée par l’Uruguay et le Mexique.

Même son de cloche face à l’expulsion de Julian Assange de l’ambassade de Londres, dénoncée par Rivadeneira comme un alignement sur la position des États-Unis symbolisé, selon elle, par la présence de conseillers de Washington à Quito. « J’aurais aimé que cela se passe autrement  », tempère Peña, « mais il faut bien reconnaître qu’il s’agissait d’une décision attendue par une bonne partie des équatoriens  », justifie t-elle, s’appuyant sur le fait que certaines franges de la société ont toujours considéré que la défense de la cause du cybermilitant allait contre les intérêts du pays.


Pour aller plus loin :

Chez nos camarades de Le Vent Se Lève  :

Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien

Photo de Une : Passation de pouvoir entre Rafael Corra et Lenin Moreno, le 24 mai 2017. Crédits : Alberto Romo - Asamblea Nacional / Flickr-CC.

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