En Belgique, la guerre des gauches
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Le dimanche 26 mai, des élections nationales et régionales auront lieu en Belgique, en parallèle des européennes. Si la gauche reste très minoritaire du côté flamand, la donne est totalement différente au sud du pays, où trois partis qui revendiquent l’étiquette, malgré leurs différences, se disputent le leadership dans des scrutins aux issues plus qu’incertaines.
À quelques jours des élections du 26 mai, les débats politiques n’animent que très peu les terrasses ensoleillées des cafés bruxellois. Si l’événement ne semble pas passionner la population locale, il est impossible de l’ignorer : sur les nombreux panneaux électoraux installés aux quatre coins de la ville, mais également sur les vitrines des échoppes ou aux balcons des immeubles, des dizaines de visages s’exhibent sur des affiches aux teintes criardes.
En Belgique, chaque élection obéit à la règle du vote de préférence. Il est donc possible de voter nommément pour la personne de son choix. Même relégué en fin de liste, ce candidat peut être élu, ce qui pousse souvent les postulants à faire autant campagne pour leur personne que pour le parti dont ils défendent les couleurs. Au-delà de ce particularisme local, les Belges ne voteront pas uniquement pour envoyer des représentants au Parlement européen. Le même jour sont organisés les scrutins pour les élections fédérales (équivalent des élections législatives) et régionales, multipliant le nombre de candidats. Autant dire que dans un pays traditionnellement europhile, où le soutien à l’UE semble indéfectible, l’enjeu européen est relégué au second plan.
La majorité sortante a explosé, le 9 décembre dernier, à la suite du refus de la première formation politique du pays , la NVA (nationalistes flamands) de signer le pacte de Marrakech, laissant aux responsabilités un gouvernement chargé de la simple expédition des affaires courantes. Auparavant, cette majorité composée de libéraux de l’ensemble du pays avait mené une politique particulièrement dure sur le plan social, repoussant l’âge de la retraite à 67 ans, bloquant l’indexation des salaires deux années consécutives ou encore diminuant l’impôt sur les sociétés. Sans compter la gestion très droitière de la politique migratoire.
Vers une nouvelle crise politique
Selon les derniers sondages , l’hypothèse d’un renouvellement de cette majorité semble exclue, laissant craindre un nouveau scénario catastrophe comme en 2010, où pas moins de 541 jours de tractations avaient été nécessaires afin de former un gouvernement.
L’équation est d’autant plus complexe que les disparités sont très fortes entre les deux régions du pays. « Au nord, en Flandre [6,5 millions d’habitants] , les partis de gauche ne recueillent tendanciellement que 25 % des suffrages, contre 50 ou 55 % en Wallonie et à Bruxelles [4,5 millions d’habitants] » explique ainsi Jean Faniel, directeur du CRISP , un centre de recherche en sciences politiques. « La Flandre a connu un essor industriel extrêmement rapide. C’est une région qui a créé pas mal de nouveaux riches, où règne une idéologie beaucoup moins dominée par les idéaux de solidarité, d’entraide ou de redistribution des richesses tels que l‘on a pu voir se forger en Wallonie, dans l'industrialisation du XIXème siècle, avec notamment l’essor du mouvement syndical ou coopératif », poursuit le politiste.
En effet, du côté wallon et à Bruxelles, hormis le parti libéral (MR), trois formations de gauche sont en tête des intentions de votes. Longtemps hégémonique, le Parti socialiste n’a plus le succès de ses grandes heures. S’il reste le premier parti francophone, avec un électorat oscillant entre 25 et 30 % des votants, son érosion s’est confirmée lors des élections communales de septembre dernier, où la formation a par exemple perdu 7 points dans les bastions historiques de Liège et Charleroi.
Les différents scandales politico-financiers dans lesquels sont mis en cause des dirigeants socialistes, à l’image de
l’affaire Publifin
, ne sont pas étrangers à cette défaite partielle.
En 2017, la démission du bourgmestre de Bruxelles
, Yvan Mayeur - accusé d’avoir touché des rémunérations non justifiées provenant du Samu Social, une association d’aide aux sans-abris -, a également contribué au dépérissement de la formation social-démocrate.
Un PS hégémonique mais en grande difficulté
De nombreux électeurs ont surtout la dent dure vis-à-vis de la politique menée par Elio Di Rupo, premier ministre socialiste de 2011 à 2014 et actuel président du parti. « La dégressivité accrue des allocations de chômage et la suppression des allocations d’insertion après une certaine durée, c’est quelque chose qui est resté en travers de la gorge de nombreux syndicalistes et de toute une partie de la population », analyse Jean Faniel. Di Rupo avait très maladroitement tenté de sauver les meubles en déclarant avoir le « coeur qui saigne quand [il] pense à ces milliers de jeunes qui cherchent mais ne trouvent pas d’emploi et qui vont être exclus ».
Au volant de sa voiture citadine, personnalisée à son effigie et au slogan provocateur «
l’emmerdeuse pour l’Europe
», Marie Arena, eurodéputée et N°2 sur la liste PS aux européennes, justifie la politique menée. «
Ces mesures étaient malheureuses, mais on a fait le choix du pragmatisme : elles nous ont été imposées par les autres partis au pouvoir et on ne pouvait laisser le pays sans gouvernement. Mais quand on voit la politique de la dernière majorité, nous servons de digue
».
Pour ces élections, en effet, le PS mise avant tout sur un effet bouclier, en se positionnant comme un moindre mal face aux mesures de la droite. «
Ce n’est quand même pas très sexy comme propagande
», tance Marco Van Hees, tête de liste du Parti du travail de Belgique (PTB) pour les élections fédérales dans la province du Hainaut. «
Vous êtes bien placés en France pour savoir que les sociaux-démocrates n’ont pas besoin d’alliance avec la droite pour mener une politique néo-libérale
», poursuit ce spécialiste de la question fiscale.
La mue de la gauche radicale
Cet ancien inspecteur des impôts, que l’on a pu voir dans le film « Merci Patron », avait fait une entrée fracassante au Parlement en 2014. Pour la première fois, le parti marxiste envoyait deux élus siéger à l’échelon fédéral. Issu de l’après-68 et originellement maoïste, le PTB, qui ne récoltait auparavant que des résultats confidentiels, est parvenu à faire sa mue il y a une quinzaine d’années, en modernisant son discours et en ajoutant une tonalité écologiste à son programme. Les interventions de Marco Van Hees et celles de son collègue Raoul Hedebouw à la Chambre des représentants cartonnent sur les réseaux sociaux. « Sur le fond, on reste sur une critique fondamentale du système, mais on a trouvé une façon de faire passer nos messages dans le débat public », éclaire la tête de liste.
Dans son programme, le PTB, qui peut espérer tutoyer les 15 % en Wallonie, mise sur quelques mesures emblématiques, dont l’idée d’une taxe des millionnaires (équivalent de l’ISF). Cette proposition, qui était tombée en désuétude en Belgique, est désormais reprise par les autres partis de gauche. Le PTB souhaite également diminuer le temps de travail, rehausser le montant des retraites ou encore rendre les soins de santé accessibles à tous. Une action que le parti mène sur le terrain depuis 30 ans par le biais de ses maisons médicales, dans lesquelles des médecins militants dispensent des soins gratuits.
Percée écologiste ?
Mais le grand gagnant, en Wallonie et à Bruxelles, pourrait bien être Ecolo . Contrairement au PTB, cette formation qui se revendique de l’écologie politique a l’expérience de l’exercice du pouvoir, puisqu’elle figurait déjà au gouvernement en 1999, à la région wallonne jusqu’en 2009 et à Bruxelles jusqu’en 2014. Des expériences systématiquement sanctionnées par de sévères défaites électorales.
Les sondages lui promettent aujourd’hui des scores proches de 21 % à Bruxelles et 16 % en Wallonie. Le parti vert profite notamment de la prise de conscience relative aux questions environnementales et surfe sur la
large vague de mobilisation en Belgique pour le climat
menée ces derniers mois par les lycéens et le secteur associatif. Aux dernières élections communales,
Ecolo
a ainsi effectué une réelle percée et remporté des victoires symboliques, en n’hésitant pas à s’allier parfois à la droite pour gouverner. Une position assumée par le parti : «
Ma première majorité négociée avec le MR remonte à 20 ans déjà
», raconte Philippe Lamberts, tête de liste aux européennes. «
Cela se fait au cas par cas. Avec le PS régnaient le clientélisme et les abus qui en découlent. Il fallait les éjecter
», poursuit-il.
Le parti joue d’ailleurs un jeu ambigu : il met rarement en avant des revendications fortes, histoire de ne froisser personne. Une stratégie payante sur le plan comptable : selon les enquêtes d’opinion, il récupérerait de nombreux électeurs du centre et de la droite, au risque de décevoir à nouveau. Les autres partis ne s’y trompent pas : PS et PTB accusent
Ecolo
de ne plus être un parti de gauche, quand la droite insinue que la formation est un repaire de militants communistes. Jean-Claude Englebert, qui était jusqu’ici premier échevin (l’équivalent d’adjoint au maire) dans la commune de Forest, vient pour sa part de quitter le parti. «
Ecolo est devenu une entreprise qui doit générer des résultats. Les gens qui ont des mandats ne souhaitent pas les perdre. Surtout, je ne me reconnais plus sur les questions socio-économiques. Quand les cadres du parti déclarent que leur modèle repose sur le libre-marché, je ne vois plus de marqueur de gauche chez Ecolo
», conclue l’ex-militant.
Crédits photo de Une : Julien Collinet.