Deux ans après la paix, le nouveau combat des FARC
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En Colombie, au cœur du Guaviare, une zone naturelle longtemps préservée mais aujourd'hui menacée, les membres de la guérilla communiste ont déposé les armes en juin 2017. Leur retour à la vie civile est ralenti par l'effet des années d'isolement et les positions vindicatives de la droite au pouvoir. Reportage.
À l’instar de toutes les villes de province en Colombie, San José del Guaviare possède une place avec un terrain de foot au milieu, une église qui le surplombe et des cafés tout autour. C’est dans l’un de ces endroits, le Café Colombia, que j’ai rendez-vous avec Alberto, chauffeur de taxi depuis plus de 20 ans. Il doit me conduire jusqu’à l’ETCR Jaime Pardo Leal , l’Espace territorial de formation et de réinsertion des anciens combattants des FARC, ou « le village des FARC » comme on l’appelle ici. Jaime Pardo Leal était un membre du parti politique de la guérilla dans les années 1980. Il s’est fait assassiner un an après s’être présenté aux élections présidentielles de 1986. Aujourd’hui, Iván Duque est à la tête du pays depuis un an et les accords de paix peinent à se mettre en place.
San José del Guaviare est la capitale du département du Guaviare, qui se situe dans le sud de la Colombie et que les gens surnomment la « porte de l’Amazonie ». Le village des FARC se trouve à trois heures de route de la ville. En chemin, les voitures sont constamment mises à l’épreuve à cause de la pluie incessante et de la boue. Alberto tient à me montrer les peintures rupestres de Nueva Tolima. Les yeux rivés sur le capot, il me raconte qu’il existe trois autres sites accessibles comme celui-ci, et qu’on en trouve aussi dans les profondeurs de la forêt, où les peintures rupestres ornent des falaises gigantesques : des centaines, des milliers de peintures d'animaux, de dessins géométriques, de représentations humaines. Ces fresques ont pour certaines plus de 12 000 ans d'âge.
D’après lui, les habitants de la région savaient que ces peintures rupestres existaient, mais ne leur accordaient pas beaucoup d’importance : « C’était difficile d’y accéder, parce qu’elles se trouvaient dans le corridor de la guérilla. Mais quand les guérilleros sont partis, le site s’est ouvert aux touristes. Avant, il y avait trop de problèmes de séquestrations, de disparitions… personne ne s’y aventurait. À cette époque, la vie était chère, mais l’argent de la coca circulait beaucoup. Tous ces territoires étaient dédiés au trafic de la coca. Grâce à Dieu, tout cela est fini maintenant ».
À la signature des accords de paix, en 2016, le pays a découvert des pans entiers de son territoire, qui étaient restés jusqu’alors quasiment vierges. C’est le cas du parc naturel du massif du Chiribiquete, qui s’étend sur plus de 4 millions d’hectares entre les départements du Guaviare et du Caquetá. Surplombé en son cœur par d’immenses montagnes tabulaires, le parc repose sur des formations rocheuses vieilles de plusieurs millions d’années et constitue le plus grand parc national de forêt tropicale de la planète.
En juillet 2018, la Colombie a salué la décision de l’Unesco d’inscrire le parc national du massif du Chiribiquete sur la liste du patrimoine culturel et naturel de l’humanité.
Si réjouissante soit-elle, cette annonce laisse malgré tout un arrière-goût amer : comme l’a constaté l’Ideam (Institut d’hydrologie, de météorologie et d’études environnementales), le taux de déforestation en Colombie a augmenté de 44 % depuis 2016, et les départements du Guaviare et du Caquetá sont les plus touchés par le phénomène.
Contre toute attente, la guerre a en grande partie contribué à protéger le parc et ses richesses naturelles, en les maintenant à l’écart du développement agroindustriel, de la déforestation et de l’exploration minière et pétrolière. Or, depuis la fin du processus de désarmement des FARC, la donne a changé. L’isolement géographique et l’immensité de la jungle du Chiribiquete n’ont pu empêcher les incendies et les tronçonneuses d’avancer dans leur marche destructrice jusqu’au cœur du parc.
Après trois heures de route, nous arrivons enfin au campement des anciens combattants des FARC. C’est un village autogéré où vivent les anciens guérilleros et leurs familles. Sur les 26 communautés de ce genre qui avaient été créées au début du processus de paix, il n’en reste aujourd’hui plus que 22 dans tout le pays. En sortant du taxi, je suis accueilli par le chef du village, ancien commandant des FARC. Il faisait partie du service d’ordre de Manuel Marulanda, l’ancien chef de file de la guérilla. De petite taille, l’homme que l’on surnomme Ardillo (« écureuil »), en raison de ses incisives proéminentes, se présente : « Je m’appelle Noé Gutiérrez Galviz. Je suis entré dans les FARC en 1982. Notre village se situe entre deux superbes parcs naturels : le parc du Chiribiquete et le parc de la Lindosa ».
Ardillo raconte qu’aujourd’hui, l’homme représente une menace pour le Chiribiquete. « Pendant les 53 années de lutte, nous avons instauré des règles concernant la déforestation. Nous avons toujours lutté pour le respect de la nature et pour limiter la déforestation. Depuis qu’on a signé les accords de paix, beaucoup de gens en profitent et menacent de détruire le poumon de la planète ». Il enchaîne avec un débit de mitraillette : « Les paysans les plus influents coupent des arbres à un rythme effréné. Les seuls qui contrôlaient la situation, c’était nous quand nous étions mobilisés. Maintenant, ce n’est plus possible, mais il nous reste encore les mots pour nous battre ».
L’ancien garde du corps me fait faire le tour du village. On s’arrête devant ce qui ressemble à un chantier sous les arbres, où plusieurs hommes coupent du bois : Noé explique qu’ils sont en train de reconstituer un campement des FARC pour les touristes. Une sorte de “Vis ma vie” chez les FARC, initiative qu’il développe dans l’espoir de générer des revenus pour faire vivre les habitants du village. « Quand on s’est installé ici, on était 482 guérilleros. Depuis, quelques-uns sont partis et d’autres guérilleros nous ont rejoints. Nous sommes en ce moment plus de 600, familles incluses. La plupart des habitants travaillent et étudient ici. Ils passent le bac. D’autres vont travailler en ville pour essayer de gagner un peu d’argent parce que les 750 000 pesos (210 euros) que nous verse l’État [mensuellement, NDA] ne suffisent pas ».
Les pensions qu’évoque Noé ont été mises en place dans le cadre des accords de paix. Le programme, financé par l’État, vise à assurer un revenu minimum aux espaces territoriaux de réinsertion dans l’attente de leur autosuffisance. Il prendra fin le 15 août 2019, supprimant de fait le statut juridique des ETCR. L’inquiétude est donc grande parmi les quelque 10 000 ex-guérilleros concernés dans tout le pays, qui craignent de se retrouver sans revenu, sans terre, sans foyer et sans nourriture. D’après les données officielles de l’Agence pour la Réincorporation et la Normalisation (ARN), sur les 13039 anciens combattants en situation de réinsertion qu’elle prend en charge, seuls 366 d’entre eux ont bénéficié des projets de subsistance, soit 36 projets approuvés par l’État.
La situation des ETCR ne présage rien de bon. En mars, le président Duque a soumis des propositions d’amendement concernant la Juridiction spéciale pour la paix, un tribunal créé dans le cadre des accords de paix pour enquêter sur les crimes de guerre, qui prévoyait des peines réduites pour les ex-guérilleros, les militaires, les fonctionnaires de l’État et les civils impliqués. Duque remet ainsi en cause plusieurs points fondamentaux de cette juridiction spéciale, véritable pilier des accords de paix. Il contribue en outre à fragiliser le processus de paix et à alimenter la méfiance des ex-guérilleros, par ailleurs de plus en plus exposés à des problèmes d’insécurité dans leurs villages. Une situation qui fait écho au souvenir des décennies noires des années 1980 et 1990, où près de 5000 dirigeants politiques des FARC et partisans ont été exterminés par les paramilitaires et par l’État. Comme Jaime Pardo Leal, dont le portrait figure à la sortie du village.
Toutes photos : ETCR Jaime Pardo Leal, province du Guaviare, Colombie. Crédits : Felipe Camacho.