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Christophe Ventura : "Nous sommes peut-être à l'aube d'un séisme politique au Brésil"

Par Filippo Ortona et Téo Cazenaves

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Filippo Ortona et page de Téo Cazenaves.

Au Brésil, l’immense scandale de corruption Lava Jato pourrait bien avoir été instrumentalisé pour détruire politiquement le Parti des Travailleurs et son leader historique, Lula, actuellement incarcéré. Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique Latine, revient sur les dernières révélations du média d’investigation The Intercept et leurs probables conséquences..

Qu’est-ce que le scandale Lava Jato ?

Il s’agit d’une affaire de corruption qui anime la vie politique brésilienne depuis 2014 : de l’argent et des commissions ont été versées par des entreprises à des partis politiques. Lava Jato révèle l’existence d’un système politique brésilien dépendant des financements du secteur privé, qui stimule donc outrageusement tous les phénomènes de corruption possibles.

Comment analyser l’ampleur des informations publiées le 9 juin par la plateforme d’investigation The Intercept  ?

Les révélations du site d’investigation fondé par Glenn Greenwald - le journaliste qui a obtenu le prix Pulitzer en 2014 pour son travail d’accompagnement des révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage de la NSA - sont tout à fait fracassantes. Elles dévoilent en détail la connivence entre différentes dimensions de l’appareil judiciaire brésilien, qui devraient normalement être indépendantes les unes des autres et qui vivaient pourtant une collusion absolument fusionnelle afin de préparer et organiser la chute de l’ancien président Lula.

Ces révélations offrent tout un ensemble de messages et de conversations entre le procureur Deltan Dallagnol, représentant du ministère public et de l’État, et le juge de Curitiba Sergio Moro, qui est devenu, après la victoire de Jair Bolsonaro, le superministre de la Justice et de la Sécurité publique. Les révélations de The Intercept n’apportent pas d’élément nouveau : nous savons depuis le départ que le procès de Lula est plus que controversé, qu’il a été mené en contradiction permanente avec les procédures judiciaires brésiliennes et les normes internationales, mais également que le juge a condamné Lula sans avoir établi de preuve matérielle, de preuve tangible de sa culpabilité, ce qui constitue une rupture dans l’ordre judiciaire brésilien et international.

Cette fois-ci, cependant, tout cela est accompagné, corroboré et illustré par deux ans de conversations entre le procureur et le juge, qui ne devraient normalement pas se connaître ni converser ensemble pour confondre finalement leur adversaire commun : l’ancien président de gauche brésilien.

Quel rôle l’opération Lava Jato et ses irrégularités ont-t-elles joué dans l’arrivée aux responsabilités de l’actuel président d’extrême-droite Jair Bolsonaro ?

L’affaire Lava Jato a démarré avant l’élection présidentielle de 2018. La corruption politique est incontestable : il existe bien une affaire Lava Jato et Petrobras, liée aux commissions versées par la principale société pétrolière à l’ensemble des partis politiques brésiliens, dont le Parti des Travailleurs qui, dans le cas de l’instruction, est cependant moins affecté que les autres partis de la droite brésilienne. Le problème, c’est que depuis 2014-2016, ce procès s’est mélangé à des considérations politiques : les appareils judiciaire et médiatique ont utilisé cette affaire de corruption pour la diriger presque exclusivement contre leurs adversaires, le Parti des Travailleurs et Lula, dans le but d’empêcher que ce dernier ne se présente à nouveau lors de l’élection présidentielle de 2018.

Selon les éléments apportés par l’enquête de The Intercept, le juge Sergio Moro et le procureur Deltan Dallagnol expriment eux-mêmes de sérieux doutes sur la culpabilité de leur accusé : ceci est tout à fait clair lorsqu’on lit les échanges entre ces deux personnages qui ont pourtant éliminé politiquement l’ancien président. De ce point de vue-là, l’affaire Lava Jato est venue attiser la colère populaire et le ras-le-bol vis-à-vis de la corruption au Brésil, tandis que la crise économique et sociale s’alourdissait et que la vie des Brésiliens devenait de plus en plus compliquée. Elle a permis à Monsieur Bolsonaro de jouer sur du velours en portant le discours suivant : « Je suis le dirigeant politique anti-système, celui qui n’appartient pas à ce système, je vais nettoyer la corruption dans ce pays ».

On voit néanmoins aujourd’hui que son propre entourage familial est touché et affecté par des histoires de corruption qui vont peser lourdement sur la suite de son mandat. D’autre part, un élément supplémentaire est venu illustrer le dysfonctionnement de la démocratie brésilienne : l’indépendance entre la justice et le pouvoir politique au Brésil est très discutable, puisque Sergio Moro, le juge qui a mis Lula en prison, a été promu pour devenir le ministre de la Justice et de la Sécurité publique de ce gouvernement d’extrême-droite. Au-delà du cas Lula, cette affaire trahit l’existence d’une véritable crise démocratique au Brésil. Une crise politique, mais également démocratique, avec un dysfonctionnement des institutions, elles-mêmes concurrentes et instrumentalisées pour des motifs politiques.

Nous sommes peut-être à l’aube d’un séisme politique au Brésil : la Cour Suprême a décidé de réexaminer la possibilité d’une libération de Lula et le parquet brésilien, acculé, s’est résolu à ouvrir une enquête disciplinaire contre le procureur Dallagnol. On risque donc d’assister à un nouveau feuilleton judiciaire, qui pourrait très rapidement avoir des conséquences politiques de premier ordre au Brésil. Si Lula était libéré – d’une part parce qu’aucune preuve matérielle n’est établie contre lui, de l’autre parce qu’il aurait été victime d’une conspiration judiciaire -, il deviendrait évidemment le premier opposant au gouvernement de Monsieur Bolsonaro, qui connaît par ailleurs de nombreuses dissensions internes. Ceci projette le Brésil dans un avenir incertain, dans lequel l’opposition et les mouvements populaires, à travers la figure de Lula, pourraient tout à fait se remettre en selle.

Avec l’extrême-droite à la tête du pays, en l’absence de son leader historique, Lula, actuellement emprisonné, comment se porte le Parti des Travailleurs ?

Le Parti des Travailleurs est dans une situation très compliquée. Sur le papier, et malgré sa défaite lors de l’élection présidentielle de 2018, il reste le premier parti politique représenté au Congrès brésilien. Cependant, son nombre d’élus ne lui suffit pas à faire face à la coalition qui soutient Monsieur Bolsonaro. Le PT, parti abîmé et décapité, reste tout de même ancré dans la société brésilienne, en particulier dans le Nordeste, région la plus pauvre du Brésil, où il est arrivé largement en tête de l’élection présidentielle. Il maintient une assise institutionnelle forte, un ancrage dans une partie du Brésil.

Pour le parti, le principal défi consiste à restaurer son image auprès d’une opinion publique qui l’a largement dévalué au regard de ces questions de corruption, mais aussi par rapport aux derniers mandats de la présidence Dilma Roussef, associés à la crise économique et à l’austérité pour la population brésilienne. Le Parti des Travailleurs a été élu en 2014 sur un programme de continuité des politiques de gauche et de redistribution de Lula. Une fois au pouvoir, il a cependant mis en place des politiques d’austérité relativement dures pour la population. Le PT est associé à cela, au retour du chômage, de la précarité, des inégalités sociales. Sur ce point, la droite a pu jouer sur du velours.

Mais il est en même temps considéré comme un parti injustement destitué, auquel on a volé le pouvoir au moyen du coup d’état juridico-médiatique de 2016 contre Dilma Roussef, épisode préliminaire à la chute de Lula. Pour une grande partie de la population brésilienne, si l’on peut finalement critiquer le PT pour ses agissements économiques et sa probité, il reste que le pouvoir gagné légitimement par les urnes lui a été volé. La figure de Lula a cristallisé toutes les tensions. Il y a donc un sentiment ambivalent vis-à-vis du PT. Avec le retour de son leader historique, la donne peut tout à fait changer, tout en continuant à poser problème au parti quant à sa capacité à se construire au-delà de la figure de Lula.

Tout cela est à nouveau l’ordre du jour aujourd’hui, dans le contexte de reprise d’un mouvement social important contre le gouvernement de Bolsonaro. Il y a quelques semaines, la puissante mobilisation contre les politiques éducatives et relatives à l’Université portées par le gouvernement de Monsieur Jair Bolsonaro a rassemblé plus de 2 millions de personnes dans les rues brésiliennes. La cocotte-minute brésilienne va continuer à chauffer.


Christophe Ventura, spécialiste de l’Amérique Latine, est directeur de recherche à l’IRIS.

Entretien mené par Téo Cazenaves et Filippo Ortona.

Photo de Une : l'ex-président brésilien Lula, actuellement incarcéré. Ici lors d'une manifestation du Parti des Travailleurs en 2013. Crédits : Juliano Rocha / Flickr - CC.

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