Bruno Amable : "Économiquement, le programme du bloc bourgeois réside dans une transformation très radicale du modèle français" (1/2)
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L'économiste Bruno Amable revient sur la genèse du concept de "bloc bourgeois" et analyse le moment politique, en France et en Europe. Les dernières échéances électorales confirment-elles l'hypothèse d'un nouveau bloc social dominant qui exclue les classes populaires ? Comment le combattre ? Réponses dans la première partie de cet entretien.
Lorsqu’une expression forgée par un essayiste commence à être utilisée dans le langage courant, son auteur peut être fier d'avoir gagné quelque chose qui ressemble à une bataille culturelle. Le concept de « bloc bourgeois », popularisé par les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini dans leur ouvrage « L'illusion du bloc bourgeois – Alliances sociales et avenir du modèle français », publié en 2017 aux éditions Raisons d’Agir, est désormais fréquemment employé, à l’heure du mouvement des Gilets Jaunes et au lendemain des élections européennes. Dans cet entretien, Bruno Amable revient sur l'élaboration de ce concept et analyse le moment politique, en France et en Europe.
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L’expression est aujourd’hui entrée dans le vocabulaire courant : qu’est-ce que le « bloc bourgeois » ? Quelle est la genèse de ce concept ?Nous avons travaillé à partir de la formalisation théorique suivante : pour qu'un régime politique se maintienne dans la durée, il est nécessaire qu’il s’appuie sur une base sociale. Cette base sociale est un bloc, constitué d’une agrégation de groupes sociaux, agrégés non pas par des préférences naturellement communes, mais plutôt par le fait qu’ils reconnaissent ou soutiennent à des degrés divers les options politiques prises par le pouvoir. On qualifie le bloc social qui soutient la politique du gouvernement de bloc social dominant parce que ses options principales sont prises en compte dans la définition des politiques publiques. Pour l’ensemble de la Vème République, il y a eu, en gros, deux blocs sociaux en concurrence pour la domination, qu’on peut appeler bloc de gauche et bloc de droite, parce que cela correspond finalement à deux stratégies politiques bien identifiées, au moins sur l’axe gauche-droite.
Des fissures de plus en plus importantes sont apparues dans chacun de ces blocs. De là est née la possibilité d’un réassemblage de groupes pour former un nouveau bloc social. Pour qualifier cette réagrégation de groupes issus des anciens blocs de droite et de gauche, ayant pour caractéristiques d’être plutôt diplômés, à l’aise financièrement, on peut utiliser un terme finalement assez commun, celui de bloc « bourgeois ». Ce bloc, qui aspire à la domination, a pour caractéristique, contrairement aux anciens blocs de gauche et de droite, d’exclure presque totalement des groupes qu’on pourrait appeler « classes populaires ».
Le catalyseur de cette transformation politique est la construction européenne. Vous expliquez dans l’ouvrage qu’elle oblige gauche et droite à se recomposer, et à sacrifier dans cette recomposition les classes populaires qui constituaient les blocs d’avant : côté gauche, les ouvriers, employés et fonctionnaires ; côté droit, les artisans, les indépendants et les agriculteurs. Pourquoi la construction européenne aboutit-elle à cette invisibilisation des classes populaires ?Parce qu’une partie des classes populaires est très opposée à l’unification européenne. Parce qu’elle s'accompagne d'un ensemble de contraintes en terme de politique économique et de politiques structurelles auxquelles elles sont opposées. L’unification européenne s’accompagne de réformes néolibérales – de contraintes sur la politique budgétaire, entre autres -, qui empêchent de mener la politique économique de gauche qu’une partie des classes populaires attend de l’ancien bloc de gauche. Du côté de l’ancien bloc de droite, la situation n’est pas tout à fait symétrique, mais on peut considérer que cela s’oppose à une idée d’indépendance nationale, à la souveraineté monétaire. C’est vu comme un excès de réglementations. Pour des raisons qui ne sont pas exactement symétriques, il y a une fixation sur cette dimension de l’unification européenne, qui peut incarner un excès de politiques néolibérales ou un excès d’ingérence qui empêche de mener des politiques décidées dans le strict cadre national.
Quand ils se délestent de leur électorat populaire, comment se réorganisent ces différents blocs historiques ? Quels nouveaux thèmes vont être portés, à gauche et à droite, pour éviter de poser la question sociale au centre du débat ?La dimension principale, c’est l’unification européenne, les bienfaits qui sont supposés découler de la poursuite de l’intégration européenne. Sur un mode plus modéré, parce que ceci est très conflictuel, ce sont les fameuses « réformes structurelles ». Pour les groupes sociaux du cœur du bloc bourgeois, ces deux dimensions-là sont les éléments principaux. L’ancien directeur de cabinet de Jacques Delors, Pascal Lamy, affirmait que « la remise en ordre et la "marchéisation" de l’économie française […] se sont faites par l’Europe, grâce à l’Europe et à cause de l’Europe ». C’est vraiment par l’Europe que l’on va transformer le modèle français en modèle néolibéral.
Le bloc bourgeois n’est pas démographiquement majoritaire. Comment peut-il s’imposer aux classes populaires aussi facilement ?Il n'est pas du tout majoritaire, il est même relativement étroit. En étant généreux, son cœur est composé de 6 à 10 % de l’électorat. Mais il a évidemment besoin de s’élargir : des groupes périphériques viennent donc s’agréger. Pour comprendre pourquoi il peut s’imposer, il faut se représenter presque spatialement ce qu’il se passe : vous avez deux blocs, de gauche et de droite. La partie la plus bourgeoise des deux blocs se réagrège ensemble, et laisse des blocs plus populaires à gauche et à droite, qui ne sont pas d’accord sur les dimensions essentielles de la politique, notamment de la politique économique. L’intérêt du bloc bourgeois, c’est d’être face à une opposition divisée, au moins dans un premier temps. Il doit également élargir son assise : il s’agit de gagner des groupes qui ne vont pas former le cœur du bloc mais vont être des soutiens périphériques. Il s’agit donc de satisfaire une partie des attentes de ces groupes, dont la satisfaction n’est pas violemment en contradiction avec les attentes fondamentales du cœur du bloc bourgeois.
Comment cela se passe-t-il, à gauche et à droite ?Cela se passe plus à droite qu'à gauche. Économiquement, le programme du bloc bourgeois réside quand même dans la transformation du modèle français, une transformation très radicale. L’antagonisme se trouve du côté des groupes sociaux de l'ancien bloc de gauche. Pour mener les fameuses réformes structurelles que l’on observe en ce moment, le soutien va être plus facile à obtenir du côté des groupes qui faisaient partie de l’ancien bloc de droite.
Face à cet abandon des classes populaires, le mouvement des Gilets Jaunes apparaît-il comme l’incarnation du refus global de ce bloc bourgeois ? Est-ce l’anti-bloc bourgeois ?Nous avions réfléchi avec Stefano Palombarini : est-ce une logique binaire ? A partir du moment où il existe un bloc bourgeois, est-ce qu’un bloc anti bourgeois ne va pas se former naturellement ? Nous butions sur le fait fondamental que les attentes de ces groupes-là sont pour l’instant très différentes, voire contradictoires.
Ils savent ce qu’ils ne veulent pas, mais ne sont pas d’accord sur ce qu’ils veulent ?Oui, c’est cela. Le bloc est toujours une construction politique, ce n’est pas quelque chose qui émerge spontanément. Il faut toujours qu'il y ait une stratégie politique qui vise en fait à dire la dimension fondamentale de l’option politique que l’on veut prendre, et à agréger un bloc à partir de cette dimension-là. Le bloc anti-bourgeois est quelque chose de très compliqué à faire.
Selon vous, que manque-t-il ? Un leader, qui aurait le talent de François Mitterrand, pour agréger la chèvre et le chou et construire ce bloc anti-bourgeois ? Ou est-ce davantage structurel ?Je pense que c'est plus structurel que cela. On le voit bien avec les Gilets Jaunes. Comme vous le disiez, les Gilets Jaunes sont une protestation vis-à-vis de la politique menée par Macron, qui est très clairement une politique qui vise à consolider un bloc. Mais on voit aussi toutes les difficultés : quelles sont les options politiques ? Nous en sommes à plus de six mois d’activités de protestation assez intense. Finalement, on peut compter sur les doigts d’une main les quelques propositions qui ont émergé du mouvement des Gilets Jaunes. Ce n’est pas comme s'il y avait effectivement un ou des entrepreneurs politiques en capacité de dire qu’ils vont rassembler une bonne partie des gens, qu’ils soient Gilets Jaunes ou qu’ils les soutiennent, à partir de ces quatre ou cinq idées-forces qui vont constituer l'armature d'un programme politique.
Pourtant, ces idées-forces se rejoignent sur le désir d'une sorte de réappropriation démocratique du destin commun des français : remettre le peuple au cœur du processus de décision. C’est quand même assez important et intéressant : cela présuppose qu’on peut se mettre d’accord sur certains points, même si on n’est pas d’accord sur tout, notamment à travers des référendums d’initiative citoyenne.Le référendum d’initiative citoyenne, c’est aussi la mesure garde-fou qui consiste à dire : « On sait qu’il sera difficile de faire une politique. Au moins, avec ça, on ne va pas se faire imposer quelque chose à laquelle on est violemment opposé ». Mais d’un autre côté, si toutes les décisions sont prises par des référendums d'initiative citoyenne, cela signifie que la politique qui va se dégager est une intersection de toutes les demandes.
Elle peut donc être incohérente ?Elle peut être très étroite. Elle empêche par exemple de faire des compromis, de dire : « Je ne suis pas d'accord avec ça, mais je cède si jamais toi tu cèdes sur quelque chose que je veux et que tu ne veux pas ». Au moment du Programme Commun, vous aviez l’augmentation du SMIC et l’abolition de la peine de mort. Vous pouviez avoir des gens en faveur de la peine de mort mais qui ont bien voulu céder là-dessus parce qu’ils considéraient l'augmentation du SMIC comme beaucoup plus importante. Si, au moment du Programme Commun, on avait fait un référendum sur la peine de mort, une majorité de gens auraient été contre l’abolition. Si l’on faisait ensuite un référendum sur l’augmentation du SMIC, on aurait peut-être eu une majorité de gens contre l’augmentation. L’espèce de compromis que j’évoquais n’est pas possible si l’on fait une série de référendums d’initiative citoyenne sur chacune de ces questions.
Imaginons qu’on change de régime politique, que l’on passe à une sixième république, une sorte de proportionnelle intégrale, et que l'Assemblée Nationale et le Parlement deviennent lieux de délibération où ces compromis pourraient être discutés au fur et à mesure. On réintroduit le peuple dans la machine et le bloc bourgeois se retrouve dans l'incapacité de dérouler son programme tranquillement, puisqu’il est minoritaire.Si on avait une sixième république avec la proportionnelle, cela permettrait effectivement de faire des compromis. Mais il n’est pas exclu que le bloc bourgeois sorte quand même gagnant des compromis. Il faut voir les forces en présence.
Si la proportionnelle est intégrale, le bloc bourgeois aura des soucis à se faire : cela augmentera la participation aux élections législatives et modifiera à son désavantage les équilibres issus des législatives.Il est certain que Macron, en ce moment, bénéficie énormément du fait que les institutions de la Vème République lui permettent d'avoir une majorité absolue alors qu'il n’a qu’une minorité de soutiens dans l'électorat.
Bruno Amable est économiste. Il enseigne à l'Université de Genève. Spécialiste des différentes formes de capitalisme, il a coécrit avec Stefano Palombarini l'ouvrage "« L'illusion du bloc bourgeois – Alliances sociales et avenir du modèle français », publié en 2017 aux éditions Raisons d’Agir.
Édition : Tania Kaddour-Sekiou et Téo Cazenaves.