Bilderberg, l'entre-soi des puissants au-delà des fantasmes
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Les quelques lettres suffisent à remplir des pages et des pages de théories imaginatives et de sites internet parfois obscurs. Groupe secret composé d’illuminatis ou de francs-maçons, réunion occulte d’atlantistes, expression ultime du néolibéralisme mondialisé ? Les réunions annuelles et opaques du groupe Bilderberg réunissent les personnalités politiques, économiques et médiatiques les plus influentes d’Europe et d’Amérique du Nord et cristallisent tous les fantasmes. Décryptage.
Du ministre français des Finances, Bruno Le Maire, au conseiller de Donald Trump, Jared Kushner, en passant par le directeur général d’Axa, Thomas Buberl (un habitué du Bilderberg) ou encore la cheffe du parti espagnol Ciudadanos, Ines Arrimadas : du 30 mai au 2 juin, ils étaient 121 à se réunir dans la ville suisse de Montreux pour la réunion annuelle du groupe Bilderberg. Avenir de l’Europe ou du capitalisme, écologie, intelligence artificielle, réseaux sociaux : les thèmes proposés cette année à la discussion sont dans l’air du temps et sont présentés par des experts invités, avant que les intervenants ne prennent la parole pour exprimer leurs opinions.
Officiellement, aucune politique ou aucun accord n’est arrêté pendant la rencontre, durant laquelle les invités sont placés par ordre alphabétique. Bruno Le Maire, par exemple, est assis aux côtés de Jared Kushner et de la ministre allemande de la Défense, Ursula Von der Leyen. Chaque année, un représentant des médias français est convié à la réunion. Pour cette édition, il s’agit de Dominique Nora, la directrice de la rédaction de l’Obs. « Il est passionnant, pour tout journaliste, de comprendre comment les dirigeants américains et européens du business et de la politique appréhendent les grands événements qui font l'actualité. D'autant qu'il s'agit d'échanges de points de vue "off"... donc sans langue de bois », explique celle qui considère que la confidentialité des débats « alimente les fantasmes, bien qu’aucune décision n’y est prise ».
Un secret qui alimente les obsessions
La liste des invités et les thèmes débattus n’ont pas toujours été rendus publics. Le secret entourant ces réunions remonte à la guerre froide, et plus précisément à l’année 1954, date de la première rencontre du groupe, qui se réunit à l’hôtel Bilderberg d’Oosterbeek, aux Pays-Bas, à l’initiative du Prince Bernhard et du diplomate polonais Joseph Retinger. L’affrontement larvé entre les États-Unis et l’URSS bat son plein : les initiateurs entendent donc rassembler ceux qui défendent les intérêts américains pour lutter contre l’influence soviétique en Europe.
« C’est la frousse du communisme qui explique à la fois la création de ces réunions, mais aussi le secret qui les entourait. Il y avait d’autres opérations, à l’époque, les Américains finançant tout ce qu’ils pouvaient pour éviter que l’Europe ne tombe dans les mains des Soviétiques. C’est vraiment cela qui explique le secret de l’époque », raconte le journaliste Bruno Fay, auteur en 2011 du livre « Complocratie », dont plusieurs passages sont consacrés au groupe Bilderberg.
Le secret a perduré longtemps après la fin de la guerre froide, alimentant ainsi les théories les plus imaginatives. Dernier exemple en date : en mars 2019, Philippe de Villiers, invité sur le plateau de Thierry Ardisson pour l’émission Salut les terriens, définit en ces termes le présumé agenda caché du Bilderberg : « C’est un groupe qui a pour ordre de travailler dans le secret à la construction d’un groupe transatlantique », avance-t-il, avant d’expliquer qu’il sert les États-Unis en faisant en sorte que l’Europe devienne un « néo-marché américain ».
« Ce n’est pas un complot : quand on reproche aux hommes d’État d’être proches des banques et des grandes entreprises, ils le sont, c’est le mode de fonctionnement de la société libérale actuelle »
Autre exemple, la présence d’Édouard Philippe au Bilderberg de 2016, un an avant sa nomination au poste de Premier ministre, tout comme celle d’Emmanuel Macron, en 2014, deux ans avant son élection, ont semé le doute chez de nombreuses personnes. Plusieurs théories donnent ainsi au Bilderberg le pouvoir de décider des personnes à placer aux plus hauts sommets des États.
« Par rapport aux fantasmes, généralement les gens disent "lui, comme par hasard, un an après son passage au Bilderberg, il a été nommé". Là, on prend le problème à l’envers. Le Bilderberg essaie d’identifier les futurs leaders. C’est comme ça qu’on a des gens qui sont repérés. Ils sont invités parce qu’ils ont le vent en poupe », décrypte Bruno Fay, qui en veut pour preuve la présence cette année d’Inès Arrimadas, figure de la droite libérale et nationaliste de Ciudadanos. « Quand on connaît l’Espagne, on sait qu’elle est promise à un bel avenir en politique », poursuit le journaliste.
Pour Bruno Fay, ceux qui voient dans le Bilderberg le sommet de la pyramide où tout se décide se trompent de cible. «
C’est plus la société mondialisée qui doit être critiquée. Là, ce n’est pas un complot : quand on reproche aux hommes d’État d’être proches des banques et des grandes entreprises, ils le sont, c’est le mode de fonctionnement de la société libérale actuelle
», nuance-t-il.
Loge secrète, lobby, entre-soi : de quoi le Bilderberg est-il le nom ?
Que reste-t-il alors du Bilderberg, et sous quel angle l’analyser ? Là encore, tout le monde ne s’entend pas sur une définition claire du rôle du Bilderberg et de l’intérêt d’y participer. Pour Guillaume Courty, professeur de science politique et spécialiste des lobbys, le Bilderberg n’est pas l’élément fondateur de la collusion entre public et privé, mais bien une étape dans un processus de plus long terme. « Ça s’inscrit dans une séquence où les élites politiques et économiques se retrouvent. Ce sont des moments visiblement assez importants pour ces élites, mais en même temps, il faut les comprendre dans la continuité des relations, plutôt que comme un moment où se jouent énormément de choses », explique-t-il. Bruno Fay partage le sentiment. En 2010, il interviewe Étienne Davignon, homme d’affaires belge et président du comité de direction du Bilderberg. Il considère avoir pu discuter librement de nombreux sujets. « Je n’ai pas eu l’impression d’être entré dans un monde secret, c’était comme un organisateur de Davos. En revanche, j’ai eu le sentiment d’un genre de super-lobby, une sorte de fédération des lobbys », relate-t-il.
Pour le professeur Guillaume Courty, impossible de savoir précisément si ces réunions sont un moment privilégié pour les lobbyistes... «
Si l'on veut vraiment savoir s’ils font du lobbying là-bas, il faudrait déjà voir s’il y a des lobbyistes et s’il y a des enjeux, des dossiers sur lesquels on leur a donné une mission particulière, qui est de convaincre ou de changer la donne
», s’interroge-t-il. Pour le vice-président de l’association anti-corruption Anticor, Éric Alt, si ces réunions ne s’apparentent pas à du lobbying traditionnel, elles peuvent toutefois avoir un effet néfaste sur les démocraties. «
C’est une figure particulière d’influence, l’entre-soi. ça pose des problèmes dans l’architecture du pouvoir, dans la conception de la démocratie, mais le Bilderberg en est un élément parmi beaucoup d’autres
», nuance-t-il.
« Cette connivence entre public et privé est beaucoup plus forte aujourd’hui qu’il y a vingt ans »
En 2012, Henri de Castries, PDG de l'assurance Axa, est nommé président du comité de direction du club Bilderberg. S’en suivent plusieurs changements majeurs dans l’organisation et la publicisation des réunions, puisque les noms des invités, les thèmes débattus et le lieu de la rencontre sont désormais connus. Le Bilderberg se dote d’un site internet et d’un service de presse. En revanche, les propos des invités restent toujours scellés par la règle du Chatham House, un code d’éthique selon lequel les participants peuvent dévoiler le contenu des discussions mais ne doivent pas révéler l’identité des personnes qui tiennent les propos. Pour Dominique Nora de l’Obs, voir ces réunions sous le spectre du secret n’a plus lieu d’être, puisque les participants et les thèmes des conférences sont désormais connus à l’avance.
De fait, cette récente ouverture au public a été envisagée comme une réponse aux différentes théories du complot qu’alimente inévitablement tout ce secret. Quand Bruno Fay rencontre Davignon pour son livre, en 2010, le Belge explique alors que les membres du Bilderberg cherchent un moyen de répondre aux théories conspirationnistes. « Un des moyens, c’est de rendre publiques certaines choses, comme la liste des participants ou le lieu. C’est très récent », commente Fay.
Mais pour le journaliste, cette récente transparence ne suffit pas : le Bilderberg continue de poser plusieurs problèmes démocratiques. «
Le mélange des genres, cette connivence entre public et privé, elle est beaucoup plus forte aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Si l’on veut vraiment quelque chose d’utile, sur l’environnement ou les changements climatiques par exemple, je préférerais avoir des ONG, des experts comme invités. Là, ça pose un problème : cette connivence-là, entre politique et groupes industriels, reflète le fonctionnement du monde. Mais ce n’est évidemment pas un secret
», conclut-il.
Photo de Une : manifestation contre la tenue de la conférence Bilderberg en 2011. Crédits : swiss-truth / Flickr - CC.