Au Canada, Justin Trudeau affaibli par ses contradictions
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Il est beau, sympathique, décontracté, incarne le triomphe de la politique-spectacle. Le Premier ministre canadien Justin Trudeau a charmé la terre entière après son élection, en octobre 2015. Derrière le masque de gendre idéal se cache pourtant un néo-libéral convaincu, maladroit sur les dossiers diplomatiques, écologiste de façade.
En 2015, beaucoup de Canadiens voyaient en Trudeau l’incarnation du renouveau pour leur pays, tenu par les conservateurs depuis 9 ans. Progressiste, écolo, féministe : les médias du monde entier n’ont pas tari d’éloges envers le nouveau dirigeant d’un pays perçu comme un havre de paix. Les premiers mois du mandat se déroulent sans embûches. Décontracté, il file le parfait amour avec Barack Obama, s’affiche dans les médias avec ses chaussettes Star-Wars , prend des selfies avec ses fans .
Il est le Premier ministre cool et exubérant, sympathique et accessible à la fois. « Avec Justin Trudeau, une touche de glamour à la tête du Canada » , titre Libération au lendemain de sa victoire. « Justin Trudeau : la victoire en famille » , ose Paris Match au même moment, illustrant d’une photographie où le nouveau Premier ministre pose avec sa famille – parfaite - sur leur canapé. On analyse alors la victoire de Trudeau par son beau sourire et ses cheveux soyeux, ses bonnes intentions et ses grandes déclarations, comme son fameux « Canada is back », prononcé lors de la COP21, un mois après son élection.
Ses débuts à la tête du pays de l’érable vont dans le sens de certaines de ses promesses. La rupture avec les conservateurs semble consommée : fin du dogme du déficit zéro, investissement dans les infrastructures et les services publics, augmentation des aides aux peuples autochtones, réorientation de l’aide internationale en direction des femmes victimes de violences sexuelles... Ce jeune premier ministre, à qui tout réussit, se veut le rempart au populisme, au cynisme et au repli sur soi en Amérique du Nord.
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Le moment révélateur, c’était le dépôt du premier budget à Ottawa, en 2016. Pour la première fois, on avait l’impression d’avoir un changement de ton important, de renouer avec des valeurs beaucoup plus progressistes. Mais on se demandait alors comment le gouvernement allait concrétiser tout ça. Il n’a pas fallu longtemps avant que l’on déchante
», explique Guillaume Hébert, chercheur en économie et en science politique à l’Institut de recherche et d’information socio-économique (IRIS) de Montréal.
Quand le vernis craque
En 2017, l’histoire se répète et les promesses affluent. Mais déjà, certains se questionnent sur la réelle volonté politique de ce gouvernement. « Dès le deuxième budget, il était évident qu’on était toujours dans les symboles. Ce budget aurait dû opérationnaliser des projets, mais Trudeau continuait au contraire de surfer sur de bonnes intentions. On ne voyait déjà plus comment les politiques allaient se concrétiser », analyse le chercheur.
Augmenter les impôts des grandes entreprises, réduits de moitié par les conservateurs ? « Le gouvernement n’est pas revenu là-dessus », objecte Guillaume Hébert. Renégocier les accords de libre-échange entre le Canada et l’Europe, ainsi que l’accord transpacifique ? « Ils ont été négociés par les conservateurs et appliqués en l’état par Trudeau », poursuit-il. « Trudeau est un libéral, qui fait confiance aux plus riches et aux grandes entreprises pour investir et créer de la richesse. Ça ne fonctionne pas, et on le sait depuis plusieurs décennies ».
Le pétrole plutôt que le climat
Si Trudeau était attendu au tournant sur les questions climatiques, il a beaucoup déçu. Disant vouloir concilier économie et environnement, le Premier ministre a pourtant bien du mal à s’opposer aux entreprises pétrolières qui exploitent les sables bitumineux d’Alberta, le pétrole le plus polluant au monde, dont l’extraction est responsable de 10% des gaz à effet de serre au Canada.
« Ultrasensible à la lutte contre le réchauffement climatique », comme l’écrivait Libération, le Premier ministre a pourtant pris le chemin inverse en nationalisant pour 4,9 milliards de dollars un oléoduc de 1000 kilomètres qui achemine du pétrole albertain vers la Colombie-Britannique, une province côtière de l’ouest, afin d’augmenter les exportations nationales d’or noir. Au même moment, le Parlement canadien votait un texte qui soulignait l’urgence d’agir contre le réchauffement climatique. Ce rachat controversé marque l’apothéose de la méthode Trudeau et de ses contradictions.
« Trudeau a proposé des mesures de réduction de gaz à effet de serre relativement ambitieuses. Mais pour l’instant, on ne voit pas comment il va y arriver en raison de ce genre d’incohérences », accuse Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie chez Greenpeace Canada. Malgré son image de pays verdoyant et naturel, le Canada est pourtant le quatrième producteur de pétrole au monde. Les sables bitumineux de l’Alberta sont un véritable boulet pour le pays, qui émet 170 millions de tonnes de gaz à effet de serre rien que dans le secteur pétrolier, soit davantage que dans le secteur des transports.
« Ce n’est plus le moment de lancer des objectifs en l’air et d’espérer les atteindre après quatre ans au pouvoir. Le gouvernement Trudeau devrait avoir un plan crédible qui permette d’être certain que la cible de 2030 [-30% d'émission de gaz à effet de serre] sera atteinte. Ce n’est hélas pas le cas », renchérit Patrick Bonin.
Justin Trudeau n’aura pas véritablement réussi à se démarquer des conservateurs sur la question des réductions de gaz à effet de serre,
comme il tente pourtant encore aujourd’hui de le faire croire.
En participant à la marche pour le climat de Montréal, le 27 septembre 2019, en s’affichant avec la jeune activiste Greta Thunberg le même jour, Trudeau a fait du Trudeau, en tentant de masquer ses incohérences pourtant flagrantes.
« Le Canada s’est mis à dos les grandes puissances mondiales »
La diplomatie est l’un des autres écueils de la politique de Justin Trudeau. Là encore, le bilan est catastrophique. Allié indéfectible des États-Unis sous l’ère conservatrice, notamment par son soutien inconditionnel apporté à Israël, le Canada de Trudeau devait rompre avec cette position en condamnant l’occupation des territoires palestiniens. Il devait également renouer des liens diplomatiques avec la Chine, la Russie, l’Inde et l’Iran.
C’est du moins ce qu’avaient prévu, en 2015, son équipe de campagne et ses conseillers. « Sur plusieurs grands dossiers de politique étrangère, nous n’avons fait que suivre les politiques des conservateurs, sans innover », regrette Jocelyn Coulon, conseiller du Premier ministre sur les questions de politique étrangère durant la campagne, puis membre du cabinet de l'ancien ministre des Affaires étrangères, Stéphane Dion, jusqu’en 2017. « Nous devions renouer des liens diplomatiques avec la Russie et l’Iran, affirmer notre position critique aux Nations Unies sur le conflit israélo-palestinien, mais on a renouvelé les positions conservatrices. L’aide au développement n’a pas été augmentée, le maintien de la paix a très peu avancé alors que nous avions une politique bien plus ambitieuse », poursuit-il.
Le faux pas indien
« Amateurisme », « incompétence » : la presse canadienne ne se gêne pas pour qualifier comme il se doit le fiasco du voyage indien de 2018. Trois ans après son élection, le Premier ministre s’envole pour l’Inde, accompagné de sa famille, à l’occasion d’un voyage d’État. Dans les journaux nord-américains, des photos tournent en boucle : Trudeau a choisi de porter des habits traditionnels indiens, et ressemble plus à un touriste avide d’exotisme facile qu’à un homme d’État. Ce qui se joue en coulisses est encore plus grave. Jaspal Atwal, un canado-indien d’origine sikh, considéré comme extrémiste en Inde, a dû être déprogrammé d’urgence d’une soirée organisée par le Canada à New Delhi. Monsieur Atwal avait été condamné à 20 ans de prison, en 1986, pour avoir tenté d’assassiner un ministre indien.
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Avec le caractère explosif des questions religieuses et de la question sikh en Inde, le gouvernement indien s’est demandé si ce n’était pas une provocation
», explique Jocelyn Coulon. Résultat, le voyage tourne au désastre : la rencontre avec le Premier ministre indien est reportée, puis largement écourtée. Trudeau rentre au pays la tête basse et
s’excuse devant les Canadiens
.
Quand les contradictions tuent le message
En septembre 2019, en pleine campagne électorale, des photos sont dévoilées, et montrent le Premier ministre, alors étudiant, arborant une blackface [un visage grimé de noir]. L’épisode décrédibilise le libéral sur les questions de lutte contre les discriminations, alors qu’il place pourtant la tolérance et l’antiracisme au sommet de ses valeurs.
Le scandale SNC Lavalin aura eu un effet encore plus gros. Accusé d’avoir fait pression sur la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould pour que l’entreprise SNC-Lavalin, accusée de corruption en Libye, ne soit pas condamnée, Justin Trudeau a provoqué un véritable scandale au Canada cet été, et a sapé encore un peu plus l’image d’un Premier ministre irréprochable.
La méthode Trudeau fonctionnera-t-elle encore, au soir du 21 octobre 2019 ? Lui le croit encore, mais semble être seul à le penser. À la veille d’un débat en français regroupant les principaux chefs de partis, le 2 octobre 2019, Justin Trudeau a convié la presse, quelques heures avant, à venir le photographier… s’entraînant à la boxe.
Alors que les sondages placent pour l’instant les libéraux aux coude-à-coude avec les conservateurs , Justin Trudeau aura beaucoup de mal à convaincre par sa seule image, comme il l’avait fait en 2015. Le décalage flagrant entre sa vertu maintes fois affichée et la réalité de sa politique a profondément marqué une grande partie de l’électorat canadien. «
Un gouvernement comme celui de Trudeau fait précisément partie de ceux qui alimentent le populisme, la frustration des gens par rapport à une économie impitoyable du point de vue de l’atomisation sociale, la valorisation de l’entrepreneuriat, de la méritocratie ou la célébration de la diversité, avec raison, mais aux dépens d’une forme de cohésion sociale et d’un pouvoir citoyen. Tout cela procure aux gens un sentiment de dépossession
», conclut le chercheur Guillaume Hébert.
Crédits photo de Une : John McCallum / Flickr - CC