Mouans-Sartoux : le contre-modèle de la Côte d'Azur
Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Guillaume Vénétitay et page de Léo Ruiz.
Cantines 100% bio, opposition aux grands projets, maintien d’une régie des eaux : depuis les années 1970, Mouans-Sartoux, petite commune des Alpes-Maritimes, fait figure de modèle sur l’écologie, l’alimentation et le développement durable. Peut-elle le rester avec la crise qui vient ?
Il reçoit en haut des marches de l’hôtel de ville, pull sur les épaules et baskets aux pieds, puis mène vers son bureau du 1er étage. Le pas tranquille et la voix posée, Gilles Pérole, adjoint au maire de Mouans-Sartoux, chargé de l’enfance et de l’éducation, est ici comme chez lui : il est élu depuis 1995. « C’est mon dernier mandat », précise-t-il, habitué à raconter l’histoire de sa commune, « atypique dans la région ». L’ancien instituteur s’apprête d’ailleurs à traverser le pays pour se rendre dans le Finistère, à Plouguerneau, l’une des sept collectivités françaises à avoir été sélectionnée cet été pour rejoindre le réseau "Cantines durables – Territoires engagés" lancé par Mouans-Sartoux, première ville de l’Hexagone à être passée au 100% bio dans les cantines scolaires.
« C’était le 1er janvier 2012 », se félicite l’élu, sollicité de toute part depuis cette date pour donner les clés de la réussite mouansoise. « Disséminer le projet fait partie de nos objectifs. Nous venons d’organiser nos premières universités d’été, nous programmons une visite par mois pour 30 personnes et depuis le début de l’année, 120 collectivités nous ont contactés. En tout, nous sommes en lien avec près de 300 villes en France et une cinquantaine en Europe », détaille Gilles Pérole. Signe de la popularité au-delà des frontières de cette petite commune de 10000 habitants : la venue l’année dernière de l’écrivain et militant britannique Rob Hopkins, à l’origine du réseau international des villes en transition.
Il y a un semblant d’ironie dans l'émergence d'un bastion de l’écologie sur ces terres des Alpes-Maritimes, historiquement acquises à la droite. C’est pourtant bien là, dans l’arrière-pays cannois, que la fronde est née dans les années 1980. Alors que partout dans le monde prospéraient le néolibéralisme et le recul des services publics au profit des grandes entreprises, un homme décidait de prendre le contrepied dans sa modeste commune. Élu maire en 1974, André Aschieri « a réussi à modifier à Mouans-Sartoux le cours de l’histoire », d'après son fils, Pierre, qui a pris le relais de son père malade en 2015.
« La commune était destinée à devenir une ville-dortoir de la banlieue de Cannes et de Grasse, poursuit l’édile actuel. Lui était fils de paysan, profondément attaché à sa terre ». Professeur de mathématiques, André Aschieri, élu député en 1997, décide de mettre au premier plan de son action politique les questions « intimement liées » de santé et d’environnement. Débute alors une série de luttes qui marqueront en profondeur l’histoire moderne de la commune : l’opposition au doublement de l’A8 ; le maintien dans l’escarcelle communale de la régie des eaux, fortement convoitée par la Lyonnaise des eaux ; la sauvegarde de la gare SNCF et la réouverture de la ligne Cannes-Grasse ; l’opposition à l’installation d’Ikea et à tout un tas de projets immobiliers pharaoniques.
« On a souvent été moqués ou traités de ringards, dénonce Gilles Pérole. Le manque de vision des élus ces 30 dernières années, qui n’ont pensé qu’au développement économique, a mené à la ruine des centres-villes. À Mouans-Sartoux, la maîtrise du foncier a permis de freiner l’urbanisation et de maintenir un cœur de ville vivant, avec de nombreux services et activités de loisir pour les habitants ».
Résistance et cohérence
Les Mouansais, qui viennent de réélire l’équipe municipale en place à près de 77%, reconnaissent aisément le travail fourni et la préservation de la qualité de vie dans la commune, qui compte désormais un cinéma, une médiathèque, une centaine d’associations et donc des cantines bio de la crèche jusqu’au collège, « converti » lui aussi l’année dernière. « Le déclic a été la crise de la vache folle en 1998. Le challenge était de passer au 100% bio tout en restant dans le budget », indique Gilles Pérole.
Une mission accomplie à l'aide de plusieurs leviers : une réduction de 90% des restes jetés à la poubelle ; l’introduction de deux repas végétariens par semaine ; et, face au faible nombre de producteurs locaux, chassés depuis des années par la bétonisation de la Côte d’Azur, la création d’une régie agricole, qui emploie trois agriculteurs sur six hectares de terres cultivables achetées par la mairie. « Résultat : on gaspille moins et on fournit près de 1400 repas à un coût matière inférieur à celui d’avant le passage au 100% bio (1,86€ contre 1,92€), ce qui prouve que c’est possible », se réjouit l’adjoint au maire.
L’engagement de la commune vers un modèle de ville durable a attiré des adeptes. Laura et Thomas, après deux ans de voyage, sont venus s’installer à Mouans-Sartoux pour ouvrir une épicerie zéro déchet dans des locaux loués à la mairie, près de la gare. Florent, lui, est arrivé en 2011, à la suite de la bataille remportée contre Ikea. A la recherche d’une « ville qui bouge sur ces thématiques », il a créé l’association ‘Choisir le Vélo’, qui sert d’atelier de réparation et s’active pour développer le réseau cyclable et diminuer la place des motorisés en ville.
Cette année, c’est l’école d’enseignement supérieur Lumia qui a vu le jour. Son fondateur, l’enseignant-chercheur belge Christophe Sempels, a eu le coup de foudre pour la commune, dont il vante la « résistance » et « la cohérence absolue de la vie politique depuis 40 ans ». Installée sur le domaine de Haute-Combe, où se trouve la régie agricole, l’établissement reçoit depuis la rentrée 20 « apprenants », tous porteurs de projets censés « inspirer le modèle en place » à Mouans-Sartoux.
Encombrants Qataris
Chacun, à sa manière, s’inscrit dans la dynamique de l’équipe municipale, plébiscitée à chaque scrutin. Un ciel sans nuage ? Sur le parvis de la gare, les langues se délient entre les étals. C’est un doux soir de fin d’été et les adhérents de l’Amap remplissent leurs paniers de tomates, courgettes ou champignons auprès des quatre producteurs présents. Guy Giani, professeur à la retraite, s’attarde après la collecte. « J’ai voté blanc lors des élections de mars. La désignation du fils, c’était une sorte de népotisme », regrette ce membre du parti de gauche Ensemble !.
La passation de témoin à Aschieri fils en cours de mandat et sans consultation de la population a laissé des traces. « Je comprends les critiques, concède le maire actuel. C’est venu de façon soudaine. Lors de la première réunion, on a fait un tour de table et on m’a fait comprendre que le nom était important et qu’il y avait un attachement, même si je n’étais pas candidat pour prendre la succession de mon père. J’étais la moins mauvaise des solutions pour garder la cohésion au sein de l’équipe ».
L’autre tâche se niche sur les hauteurs de la ville. Sur une trentaine d’hectares, la famille princière du Qatar dispose de plusieurs villas depuis 1995. Hamad Ben Khalifa Al Thani, ancien émir, avait même récupéré en 2003 un terrain communal pour un euro symbolique, afin de réunir deux propriétés. En décembre 2016, le million d’euros offert par le cheikh pour soutenir les projets liés à l’éducation et l’alimentation durable a fait jaser. « On ne laisse pas un pays du Moyen-Orient ou un Émirat financer l’éducation. On est sur le terrain des valeurs », avait dénoncé Christophe Chalier, principal opposant (divers droite), dans Le Parisien.
La majorité municipale répète en boucle la même réponse sur cet étrange attelage entre une équipe se disant humaniste et un régime régulièrement épinglé pour ses atteintes aux libertés et aux droits humains. « Il n’y pas eu de compromission », soutient Gilles Pérole. « Toutes les demandes de construction de la famille Al Thani ont été faites en bonne et due forme. On n’aurait aucun scrupule à refuser si elles n’étaient pas dans les normes. Ils ne cherchent pas à outrepasser leurs droits. Ils savaient que le don d’un million allait nous créer des problèmes, mais il n’y a pas de contrepartie, et ils sont sensibilisés aux questions alimentaires », ajoute Pierre Aschieri.
Ne pas aller trop vite
Le maire doit aussi prendre en compte les demandes pressantes de ses administrés sur un sujet phare : la circulation automobile. Le centre-ville de Mouans-Sartoux est fendu par la route Napoléon. Chaque jour, les habitants s’enferrent dans des ralentissements ou de longs bouchons, et les piétons slaloment entre des véhicules arrêtés sur des passages cloutés. Pour beaucoup, il est difficile de renoncer à la voiture avec un tel relief et des côtes au dénivelé impressionnant et cassant. « Il faut approfondir les mobilités dans la ville et avoir le moins de voitures possible. Mais il faut du temps pour mener des actions. Comme l’a fait André Aschieri, il ne faut jamais aller trop vite et être trop loin devant les gens. Pour faire avancer des idées, il faut qu’elles soient soutenues », estime Marie-Louise Gourdon, adjointe à la culture, consciente de manier un dossier délicat.
Pour ces grands chantiers, certains espèrent que la mairie ira plus loin dans la concertation avec les habitants. La démocratie participative reste encore à l’état embryonnaire. « Disons qu’on est des acteurs mais pas vraiment des auteurs », résume Guy Giani. Un collectif de citoyens, Mouansemble, s’est formé en avril 2016, afin de porter ce thème et de fournir de nouvelles pistes pour continuer à transformer Mouans-Sartoux.
La commune doit conserver son modèle et trouver la force de se renouveler dans un contexte morose : baisse des dotations de l’État aux collectivités locales, crise sanitaire, crise économique. La métropolisation et le transfert de compétences au profit de la communauté d’agglomération du Pays de Grasse pourrait aussi altérer la singularité de Mouans-Sartoux. « Le président de l’Agglo a compris notre position, il aurait pu nous compliquer la vie, mais heureusement, chaque maire reste maître de son destin sur le territoire, nuance Pierre Aschieri. Il y a toutefois des transferts imposés par le haut et une volonté manifeste d’uniformiser le modèle de gestion et de faire disparaître les particularités locales ».
C’est un point-clé sur lequel insiste le maire : sa ville peut être un modèle, mais toutes les solutions ne sont pas transposables partout. « Par exemple, on a créé une régie agricole, mais une commune où il y a plus de terres cultivables et de paysans n’en aura peut-être pas besoin. Des gens viennent nous voir, et j’aime aussi trouver des bonnes idées ailleurs. Mais on a très peu de temps pour ça, on est tellement pris par le quotidien et la gestion des affaires courantes. C’est frustrant ».
Si Mouans-Sartoux a longtemps inspiré hors des Alpes-Maritimes, les communes du département commencent enfin à bouger. Beaucoup citent des initiatives à Biot, Vallauris ou même à Cannes, dirigée par David Lisnard, une figure montante de LR. Valbonne, ville voisine de Mouans-Sartoux, a pour sa part élu pour la première fois un maire écolo en juin dernier.
Toutes photos : Guillaume Vénétitay et Léo Ruiz - Le Média.