L'ex-agent secret qui en sait beaucoup trop #9 Connivences et procédures-bâillons : les grands groupes contre la liberté de la presse
Fils de résistants, Marc Eichinger a été trader pour plusieurs banques avant de diriger sa société d’enquêtes et de sécurité, APIC, qui protège les entreprises sur des terrains hostiles. Avec l’affaire Areva il devient un espion, spécialisé dans la criminalité financière.
Depuis que j’ai ouvert le dossier Areva en février 2010, à la demande de l’amiral d’Arbonneau, j’ai le sentiment que le rachat d’UraMin n’est pas seulement une escroquerie liée à l’incompétence ou à la légèreté des dirigeants du groupe nucléaire dans le traitement de cette acquisition. Un certain nombre d’indices laisse penser que cela va au-delà…
J’ai la prétention de penser que le dossier UraMin finira par éclater au grand jour et deviendra une référence historique en matière de corruption internationale. Pourtant, à aucun moment, nous n’avons reçu le moindre soutien d’un élu politique. Dans ce domaine, il est évident que tout le monde se serre les coudes. Il n’y a rien à attendre des politiques : la soupe est trop bonne, comme on dit.
Le dossier UraMin est aussi le dossier de la presse libre et, en quelque sorte, de la liberté de la presse.
Nous pouvons même décerner une mention spéciale aux élus écologistes, qui n’ont jamais pris le temps de lire un seul document de référence d’Areva. Ils auraient compris que le projet Imouraren (une mine d'uranium à ciel ouvert au Niger) n’était qu’un pur maquillage financier, sans aucun danger pour l’environnement.
La liberté de la presse n’est pas défendue par le parquet.
Le seul à s’être ému du scandale Areva-UraMin, c’est le député européen Yannick Jadot qui, depuis le mois de septembre 2018, multiplie les déclarations sur le sujet en mettant en cause Édouard Philippe, Premier ministre d'Emmanuel Macron jusqu'à cet été, ex-directeur des affaires publiques du groupe nucléaire entre octobre 2007 et octobre 2010.
Le dossier UraMin ne connaîtra pas le même sort, car c’est aussi le dossier de la presse libre et, en quelque sorte, de la liberté de la presse. La presse que j’appelle libre regroupe le très petit nombre des journalistes d’investigation qui ne travaillent pas sous la férule de la communicante Anne Meaux et qui font leur métier, couvrant chaque dossier avec minutie. Ils prennent le temps d’écouter, de lire, d’enquêter, de recouper toutes leurs informations. Ces journalistes doivent travailler avec peu de moyens et sont l’objet de pressions constantes.
Les procédures-bâillons, comme celle intentée par le groupe Bolloré contre France 2, ne devraient pas exister. Elles sont une atteinte à la liberté d’informer.
Au fil des années à poursuivre cette enquête UraMin, je me rends compte qu’il serait plus utile pour notre démocratie de doter notre pays de nouveaux Mediapart, plutôt que de continuer à subventionner ad nauseam des journaux dont le modèle économique n’a aucun avenir. Sans ces journalistes libres, il n’y aurait jamais eu d’instruction impliquant Areva dans son ensemble. Je voulais leur rendre cet hommage. Ce n’est pas leur salaire mensuel (souvent) modeste qui les motive, mais le désir de justice et le souci de bien faire leur métier.
Quant à la liberté de la presse, elle n’est pas défendue par le parquet. À chaque fois qu’un journaliste ose commettre un article mettant en cause les agissements d’une personne fortunée, il s’expose à des procédures judiciaires interminables. Peu de journaux peuvent encore se permettre cet exercice. Ces procédures-bâillons, comme celle intentée par le groupe Bolloré qui a réclamé 50 millions d’euros de dédommagement à France 2 pour la diffusion en avril 2016 du documentaire « Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? » (récompensé ensuite du prestigieux prix Albert-Londres), ne devraient pas exister. Elles sont une atteinte à la liberté d’informer.
Le synopsis du documentaire de Pascal Henry sur l'affaire UraMin/Areva s’est retrouvé entre les mains d’Anne Lauvergeon, qui l'a montré au député Marc Goua.
Prenons également l’exemple du journaliste Pascal Henry. Il a réalisé trois documentaires sur l’affaire UraMin-Areva, qui ont largement contribué à faire connaître le dossier au-delà de nos frontières. En mars 2015, il porte plainte pour le vol du synopsis de son documentaire « Areva, trois milliards partis en fumée ».
Ce document s’est retrouvé entre les mains d’Anne Lauvergeon, qui l'a montré au député (alors membre du PS, aujourd'hui membre de LREM) Marc Goua. Quant à l’avocat de madame Lauvergeon, maître Versini, il s’en sert pour se plaindre de désinformation auprès du parquet. Pascal Henry est entendu par des enquêteurs ; la plainte pour vol est transmise au parquet. Puis plus rien pendant près de trois ans, avant que des auditions soient enfin programmées, au cours de l’année 2018, par les policiers.
Comme le volet corruption de l’affaire UraMin se trouve toujours entre les mains de juges d’instruction, nous ne pouvons que souligner avec insistance la piste qui devrait faire l’objet de leurs efforts.
Chaque nouvelle atteinte à nos libertés, aux principes fondamentaux de notre société civile, me donne des raisons supplémentaires de ne jamais abandonner et de porter l’affaire UraMin jusque devant des juridictions étrangères. En effet, ce jugement ne sera peut-être jamais rendu dans un prétoire français, mais cette histoire sera enseignée comme l’une des plus grosses machinations jamais mises au point pour corrompre des gouvernements étrangers.
Comme le volet corruption de l’affaire UraMin se trouve toujours entre les mains de juges d’instruction, nous ne pouvons que souligner avec insistance la piste qui devrait faire l’objet de leurs efforts. La totalité du livre de Vincent Crouzet Une affaire atomique, paru début 2017, étant déjà incluse dans le dossier d’instruction, nous allons résumer notre « hypothèse » de travail en présentant l’ensemble des flux d’information que j’ai recueillis, pour donner une vue globale de l’opération.
(à suivre)
L'homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d'un agent au coeur des secrets d'État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d'ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.