Discrimination syndicale : la CGT perd son premier procès collectif
Vous pouvez retrouver tous les contenus de Tania Kaddour-Sekiou en consultant sa page.
Cela fait près de 3 ans que l’affaire suit son cours. 3 ans de négociations et de bataille judiciaire pour faire reconnaitre la discrimination syndicale qu’ils ont subi. Le tribunal judiciaire de Paris a tranché : il ne reconnaît pas les préjudices dont les militants CGT de l’entreprise Safran Aircraft Engines s’estiment victimes. Ces syndicalistes comptent faire appel de la décision.
Du jamais vu dans l’histoire des discriminations : le 8 septembre dernier a eu lieu la toute première audience à l’initiative d’un collectif de militants pour discrimination syndicale systémique. 36 salariés élus ou mandatés par la CGT face à leur employeur, le motoriste Safran Aircraft Engines et ses sept usines réparties sur l’ensemble du territoire.
Les salariés affiliés à la CGT dénoncent des différences de traitement et des pratiques discriminatoires à leur encontre. Écarts de salaires, retards dans l’évolution et absence de suivi des carrières : une véritable mise à l’écart de l’entreprise. « Pendant 10 ans, je suis restée bloquée au même coefficient », témoigne Véronique Moreau, salariée à l’Usine du Creusot et militante CGT, qui fait partie des 36 salariés concernés par cette action.
L'entreprise déjà condamnée pour des faits similaires
L’entreprise Safran Aircraft Engines n’en est pas à son premier coup d’essai. En 2004, suite à des négociations avec des syndicalistes CGT, l’entreprise avait dû régulariser la situation de 119 d’entre eux. Quelques années plus tard, l’entreprise récidive. Nous sommes alors en 2016, et le conseil de prud’hommes de Châlons-sur-Saône (Saône-et-Loire) donne raison aux militants CGT. L’entreprise doit communiquer les informations permettant de comparer le suivi de carrière des salariés, plusieurs fois réclamées par la centrale syndicale. « Au vu des éléments, on a pu démontrer que les salariés CGT étaient en retard contrairement à ce que la direction nous annonçait », précise Véronique. C’est le début de six mois de discussions avec l’entreprise pour régulariser la situation de ces travailleurs. Des discussions laborieuses : l’entreprise fait traîner les négociations. « On a été obligés de poursuivre la procédure devant les tribunaux », ajoute la syndicaliste.
Au-delà des faits de discrimination syndicale, les militants CGT évoquent également des différences de traitement entre les différents syndicats. « La première fois où je me suis présentée sur les listes professionnelles pour une élection CGT, la direction m’a dit “franchement CFDT oui mais pas CGT” », raconte Véronique. « On veut montrer qu’il y a un problème collectif au niveau de l’entreprise dans la gestion du fait syndical, en particulier à l’égard d’un syndicat qui est perçu comme contestataire et qui est vu avec beaucoup de méfiance », explique Clara Gandin, avocate de la CGT aux côtés de trois autres cabinets d’avocats (ceux de Savine Bernard, Slim Ben Achour et Joao Viegas).
« Avec ma méthode, on a trouvé le moyen de faire condamner les patrons »
C’est avec la méthode Clerc, du nom de son créateur, François Clerc, que les militants veulent faire valoir leurs droits. Après la décision rendue par le conseil des prud’hommes en 2016, les militants évoquent la possibilité d’une action de groupe, inédite. « Plutôt qu’agir pour 11 salariés dont on possède tous les éléments révélateurs d’une discrimination, pourquoi ne pas agir sur les sept sites de Safran Aircraft Engines, puisqu’ils sont régis par la même DRH, les mêmes politiques, les salariés se plaignent des mêmes difficultés. Ce qui est pertinent au Creusot peut se révéler pertinent pour les autres sites », détaille François Clerc, chargé des discriminations à la CGT.
La méthode Clerc permet de comparer la situation d’un salarié face à celle d’un autre selon des caractéristiques spécifiques : la date d’entrée dans l’entreprise, les diplômes ou encore le niveau de qualification. « On va les comparer avec des personnes qui ne sont pas discriminées et pour lesquelles on pressent une différence, c’est ce qu’on appelle le panel de comparants », développe-t-il.
Dans le cadre cette affaire, les salariés CGT ont été maintenus dans une situation inférieure à leurs collègues dès leur prise de mandat. « On voit qu’avant la prise de mandat ça se passe plutôt bien, on a des évolutions individuelles tous les deux-trois ans et après la prise de mandat, on met dix ans à avoir une nouvelle augmentation individuelle », explique Maître Gandin. Les écarts de salaire dépassent parfois plusieurs centaines d’euros. C’est le cas d’un salarié CGT en 2014. A l’époque, il touche 603 euros de moins qu’un de ses collègues, à compétences égales. Tout cela dans l’indifférence totale de sa direction. « Lorsque j’ai demandé à changer de coefficient, la hiérarchie m’a dit que ce n’était pas possible car du fait de mon mandat syndical, je ne pouvais pas faire certaines activités que d’autres collègues faisaient », confie de son côté Véronique.
L'espoir d'une jurisprudence
Durant cette affaire, les militants ont obtenu un soutien de poids : celui du Défenseur des Droits. Dans une décision du 13 mai 2019, ce dernier constate « une discrimination directe, indirecte, par injonction, dont le cumul crée une discrimination collective et systémique en raison de l’exercice des activités syndicales ». Mais ce soutien n’a pas suffi au juge qui a estimé que la période de comparaison était trop courte. En effet, pour le lancement de la procédure le 30 mars 2018, le syndicat s’est appuyé sur la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle, une loi entrée en vigueur en novembre 2016 qui permet les actions collectives.
Le juge a choisi d’évaluer la nature des préjudices seulement à compter de cette date. Il justifie sa décision dans son verdict : « La discrimination collective et systémique consistant précisément en des agissements ou des abstentions qui par définition se répètent et produisent leurs effets dans le temps, une telle période de 16 mois et 10 jours apparait visiblement trop courte ». Une interprétation trop restrictive pour la défense des plaignants. « Le juge interprète le droit pour estimer que le délai est trop court alors que la discrimination est un manquement continu, ici établi sur toute la carrière », explique Clara Gandin. C’est en tout cas ce que les salariés CGT cherchent à prouver.
Malgré cette première défaite, le collectif compte bien poursuivre le combat. « À travers cette action de groupe, l'objectif est de démontrer l'ampleur des discriminations syndicales, sexistes et racistes, et de gagner des avancées pour tous les salariés », déclare la CGT dans un communiqué. Après l’appel, prochaine étape aux prud’hommes pour demander la réparation individuelle du préjudice. « La discrimination syndicale est une religion d’Etat en France, les militants revendicatifs sont largement pénalisés dans leur évolution promotionnelle et leurs salaires. C’est un moyen de faire de la répression syndicale et ça affaiblit le syndicalisme », conclut François Clerc.
Interrogée sur l’affaire, l’entreprise Safran Aircraft Engines n’a pas répondu à nos demandes d’interview.
Image de Une : Des militants CGT protestent contre la réforme du travail à Fos-sur-Mer en 2016. Crédits : Bertrand Langlois / AFP