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Coronavirus : Quand l'ARS conseille de laisser mourir

Par Marc Endeweld

Journaliste, auteur de l'ouvrage "Le Grand Manipulateur. Les réseaux secrets de Macron", éditions Stock.

Dans un document à destination des professionnels de santé, l’ARS Île-de-France délivre des consignes claires sur les admissions en réanimation et le choix des patients à sacrifier, faute de moyens.

Cette note administrative de l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Île-de-France date du 19 mars. La sobriété de son titre tranche avec la gravité de son contenu : « Recommandations régionales Covid-19 : décision d’admission des patients en unités de réanimation et unités de soins critiques dans un contexte d’épidémie à Covid-19 ». Le même jour, selon Le Canard Enchaîné du 22 avril, une circulaire du ministère de la Santé suggérait de limiter fortement l’admission en réanimation des personnes les plus fragiles. Manifestement, l’ARS d’Île-de-France a obtempéré promptement en rédigeant cette note complémentaire…

Pour consulter l'intégralité de la note, cliquez sur ce lien.

Ce document de huit pages, partiellement publié par la presse spécialisée, a « pour objectif d’aider les professionnels à coordonner le parcours du patient et à homogénéiser les pratiques entre centres ». Il est notifié qu’il a été rédigé « collégialement » par « un groupe d’experts ». Collégialement…. Le mot semble être apposé-là pour tout justifier, y compris l’injustifiable.

"Équilibre rompu" et état "d'exception"

D’emblée, les enjeux sont résumés avec froideur : « Le contexte est celui d’une pandémie mondiale inédite en taille, en extension, en gravité et en mortalité. L’afflux de patients en condition grave, voire en défaillance vitale pose la question de situations où l’équilibre entre les besoins médicaux et les ressources disponibles est rompu ». De fait, dès le 19 mars, l’ARS Île-de-France reconnaît donc un contexte de grave pénurie de moyens médicaux. Cela fait à peine deux jours que le confinement national a été décidé et mis en place par le président de la République.

Ces « experts » n’hésitent pas à évoquer un contexte « d’exception ». Alors que le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, tente alors chaque soir à la télévision de rassurer la population en expliquant que tout est sous contrôle, cette note reconnaît clairement que « les ressources humaines, thérapeutiques et matérielles pourraient être ou devenir immédiatement limitées ». Habituellement, le langage technocratique sait manier les euphémismes. Mais à la lecture de ce document, on sent que les mots manquent pour décrire l’horreur en cours : « Il est possible que les praticiens sur-sollicités dans la durée soient amenés à faire des choix difficiles et des priorisations dans l’urgence concernant l’accès à la réanimation ».  

"Éthique" et "priorisations"

« Priorisations ». Le terme semble tout droit sorti d’un rapport de logistique. Le terme n’est pas utilisé dans cette note, mais il s’agit bien ici d’encadrer un véritable tri des malades devant leur « afflux ». N’en déplaise aux autorités sanitaires, ce contexte « d’exception » est d’abord le résultat d’une pénurie qui résulte de choix politiques comptables opérés depuis une vingtaine d’années au nom de la « bonne gestion » néolibérale. Dès le début du confinement, plusieurs médecins dénoncent cette logique de « médecine de guerre ». D’autres s’indignent de cette France devenue en quelques années « un pays sous-développé en matière de santé », comme le professeur Philippe Juvin, chef de service des urgences à l’hôpital Georges Pompidou, et maire LR de La Garenne-Colombes. 

Alors, dans ce contexte terrible, la note administrative évoque « les principes éthiques ». « Ce document vise à apporter un soutien conceptuel à toutes les équipes soignantes dans la gestion de première ligne de la pandémie COVID-19 », est-il notifié. « Il s’adresse particulièrement aux médecins qui, en termes de culture, de formation ou d’expérience, ne sont pas nécessairement habitués à la démarche réflexive des limitations des traitements ». Dans cette situation, l’enjeu est de préserver « une décision personnalisée pour chaque individu », ainsi qu’une « procédure collégiale », bien que « la place laissée aux proches dans le processus décisionnel et dans l’accompagnement risque d’être limitée par ces circonstances exceptionnelles ».

Coronavirus : Quand l'ARS conseille de laisser mourir
"Les principes d'une décision d'admission en unité de soins critiques". Extrait de la note administrative de l'ARS Île-de-France.

"Sortir un patient déjà en réanimation pour faire une place"

Le document évoque alors le « cas particulier de l’absence de lit disponible chez un patient pour lequel l’admission en réanimation est retenue ». La première réponse « logique » et celle d’un « transfert dans une autre structure de réanimation qui aurait une place disponible ». Est évoqué aussi le fait « d’optimiser l’oxygénation du patient », mais une « troisième possibilité qui permettrait d’éviter de faire perdre une chance au patient nécessitant une admission en réanimation serait de faire sortir un patient déjà en réanimation pour faire une place (bumping) » (1) … 

Cette logique implacable du flux consisterait à « extuber des malades plus tôt pour les transférer en structure intermédiaire ». Dit autrement, il s’agit d’anticiper « l’éventuelle introduction des soins palliatifs ainsi que l’accompagnement des familles ». 

Autre point sensible de la note : les personnes âgées en EHPAD (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes), et en USLD (Unités de soins de longue durée), qui sont donc, dès le 19 mars, considérées comme non prioritaires en réanimation. Il est ainsi recommandé que « les régulateurs du SAMU doivent avoir un accès facile aux éventuelles directives anticipées et aux notes écrites dans le dossier médical » et qu’un « médecin d’astreinte doit pouvoir être contacté H24 pour participer le cas échéant à la décision collégiale de non admission en réanimation ». Pour ces personnes âgées, la non admission en réanimation semble donc être la règle, et l’admission, l’exception. À la lumière de cette note, n’assiste-t-on pas, à bas bruit, à un renversement total des valeurs médicales ? 

L'âge est "particulièrement à prendre en compte pour les patients COVID"

Ces personnes âgées sont d’autant plus vulnérables socialement qu’elles sont coupées depuis le début du confinement de tout contact réel avec leurs familles. Voilà pourquoi la note rappelle qu’une « réflexion sur les modalités optimales d’information des familles doit être entreprise dans un contexte d’interdiction de visites et de possibilité de dégradation brutale ». 

Dans les éléments que les soignants doivent prendre en compte dans leur décision d’admission ou de non admission figurent notamment, on l’a vu [voir plus haut "les principes d'une décision d'admission en unité de soins critiques"], la « fragilité » et « l’âge » des patients, facteur « à prendre particulièrement en compte pour les patients COVID », est-il précisé. Autrement dit, parmi les facteurs discriminants dans la prise en charge, l’âge est particulièrement mis en avant.

Concernant la « fragilité », l’ARS Île-de-France intègre dans sa note un tableau particulièrement révélateur, intitulé « échelle de la fragilité clinique », et issu d’une étude formalisée par la Dalhouse University, une université canadienne d’Halifax.

Coronavirus : Quand l'ARS conseille de laisser mourir
"Echelle de la fragilité clinique". Extrait de la note administrative de l'ARS Île-de-France.

Le risque de "priver un autre patient d'une prise en charge en réanimation"

Mais l’insoutenable est formalisé en page 6 de la note. Il y est notifié en toutes lettres la possibilité d’une non admission en réanimation « parce que l’admission en soins critiques relèverait d’une obstination déraisonnable, définie par des thérapeutiques ne bénéficiant par au patient, disproportionnées par rapport au bénéfice attendu, qui n’auraient d’autre but qu’un maintien artificiel - et transitoire - de la vie au prix de souffrance pour le patient et ses proches, et d’une détresse des équipes ».

Pour justifier une telle recommandation, la note met immédiatement dans la balance la vie des autres patients dans un contexte de services surchargés : « Une telle admission risquerait aussi de priver un autre patient d’une prise en charge en réanimation, alors qu’elle/il aurait plus de chance d’en bénéficier. Ainsi, nous considérons licite de ne pas admettre un patient en réanimation dès lors qu’il s’agit d’une obstination déraisonnable, y compris si une place de réanimation est disponible ». 

Coronavirus : Quand l'ARS conseille de laisser mourir
Critères de sélection. Extrait de la note administrative de l'ARS Île-de-France.

À défaut de réanimation, des soins palliatifs

Dans tout ce processus, la note enjoint aux soignants de notifier par écrit chaque décision, d’en assurer la « collégialité », et le fait de communiquer au maximum auprès des familles. Il s’agit, en effet, « d’intégrer l’exigence permanente de limiter les tensions en amont et en aval ». Les tensions en aval ? Manifestement, il s’agit pour les autorités sanitaires d’anticiper d’éventuelles attaques judiciaires des familles après l’épidémie.

En conclusion, les experts de l’ARS Île-de-France rappellent ainsi que « l’accompagnement des patients en situation de fin de vie et de leurs proches doit rester une priorité des équipes soignantes ». Ajoutant : « L'anticipation d’ouverture d’unités aiguës de soins palliatifs devant assurer cette mission doit être encouragée, dans le même temps que l’ouverture des capacitaires de soins critiques ».

Manifestement, pour la majorité des personnes âgées mourantes du Covid-19 en EHPAD, ces soins palliatifs n’ont pas pu être assurés, faute de moyens. Elles sont aujourd’hui près de 9000 à être mortes loin de leurs familles. Et comme le rappelait Le Canard Enchaîné, suite à la circulaire du ministère et à ces recommandations, le nombre de patients âgés en service de réanimation a considérablement chuté en quelques jours : le 21 mars, 19 % des patients placés en réanimation étaient âgés de plus de 75 ans ; le 5 avril, il n’étaient plus que 7 % Pour les plus de 80 ans, le taux est passé de 9 % à 2 %. 

Les bureaucrates de la santé ont semble-t-il trouvé la solution : pour évacuer un problème, mieux vaut l’effacer en amont. Et tout cela se fait dans un silence de mort.


(1) "Supplantation", en anglais managérial...

Crédits photo de Une : Geoffroy Van Der Hasselt / AFP.

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