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Coronavirus - En Argentine, un pays et sa mémoire confinés

Par Fabien Palem

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Ce mardi, l’hommage aux victimes de la dictature aura lieu depuis le confinement obligatoire, en place depuis le 20 mars - une première depuis le retour de la démocratie en Argentine. Le pays latino-américain, comme la plupart de ses voisins, a rapidement pris au sérieux la pandémie. Ces pays en développement espèrent que le temps dont ils ont disposé pour se préparer à la propagation du virus permettra aux systèmes de santé de faire face à cette crise.

Ce mardi, les rues de Buenos Aires seront vides. La crise du coronavirus ne connaissant pas de frontières, sa propagation se fait ressentir jusqu’au bout du monde. Jusque dans le quadrillage des rues et avenues de la tumultueuse capitale argentine, où les autorités ont baissé le rideau le 20 mars. Le début de l’automne austral sera donc marqué par une situation exceptionnelle. Celle d’une foule absente, au pied de l’Obélisque de la « Nueve de Julio », la plus large avenue du monde. Le pays sud-américain se trouve en quarantaine obligatoire jusqu’au 31 mars, au moins.

Ici, ce panorama urbain désertique, caractéristique de l’ère coronavirus, a de quoi rassurer sur le plan sanitaire. Mais il pourrait aussi faire froid dans la dos, si on l’observait depuis le prisme politico-historique. Car ici, c’est l’Amérique latine. Une région où les rues vides, abandonnées par les citoyens aux seuls policiers en uniforme, rappellent les pires chapitres de l'Histoire. En Argentine, on commémore ce 24 mars le « Jour national pour la mémoire, la vérité et la justice ». Une date qui vient rappeler, chaque année, les atrocités de la dictature qui a meurtri le pays à partir du 24 mars 1976, jour du coup d’État militaire, et jusqu’à décembre 1983.

Pour la première fois depuis le retour de la démocratie et en raison de ce contexte sanitaire, aucune marche commémorative n’aura lieu. Faute de mobilisation dans la rue, de nombreux Argentins occuperont les balcons des immeubles, pour répondre aux multiples appels lancés sur les réseaux sociaux, et rendre ainsi hommage aux 30 000 personnes que le terrorisme d’État fit disparaître. Des manifestations symboliques qui iront de l’exhibition de foulards blancs à la diffusion de chansons de rock nacional, le genre musical qui incarne la lutte anti-dictature.

"Mémoire, vérité et justice", "Ni oubli ni pardon".

Un isolement social préventif

Dès les premiers instants du confinement, les Porteños (habitants de Buenos Aires) semblaient avoir pris la mesure de cette situation sanitaire et sociale exceptionnelle. Dans le quartier de Belgrano, au nord de la ville, les rares couples qui sortent main dans la main faire leur balade dominicale acquiescent sans sourciller aux recommandations des policiers, lancées à travers leurs masques de protection : « Hola, señores. La prochaine fois, une seule personne suffit. Si vous sortez faire des courses, pas besoin d’être à deux. Car j’imagine que vous revenez du supermarché, n’est-ce pas ?! ». La discipline sociale va au-delà d’une attestation imprimée.

Comme le signale très justement le journal progressiste Página/12, dans son édition du 23 mars, la situation est beaucoup plus compliquée pour les « 4400 urbanisations précaires [les quartiers les plus pauvres, NDLR] du pays », où « quatre millions de personnes vivent dans des conditions de surpopulation et sans aucune possibilité de travailler à la maison ». Des populations plus marginalisées que jamais, oubliées de « l’approche informative dominante, qui suppose que toute l’Argentine possède les ressources de la classe moyenne afin de respecter l’isolement », assène le quotidien argentin.

Coronavirus ou pas, l’occupation de l’espace public reste vital et la privation des libertés devait, dès les premières mesures, s’accompagner d’une bonne dose de pédagogie. Lors de son allocution télévisée, au soir du 19 mars, le président argentin Alberto Fernández (centre gauche péroniste, élu fin 2019) a insisté sur le fait que l’« isolement social préventif et obligatoire » décrété était « une mesure exceptionnelle, dictée dans un moment exceptionnel et qui répond strictement au cadre défini par la démocratie ». Trois jours plus tard, le président argentin a rajouté, rassurant que « l’état de siège n’[était] pas [une situation] possible ni proche ».

Au moment où M. Fernández prend le Decreto 297/2020, son pays compte « seulement » trois décès et 128 infections au coronavirus. Une statistique qui semble cependant bien en dessous de la réalité, en raison d’un nombre très limité de tests. Mais les précautions annoncées suffisent à placer le pays comme un exemple régional en terme de gestion préventive de la crise. Dans les colonnes du journal en ligne Infobae, la docteure Maureen Birmingham, représentante de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), salue « des mesures prises de manière rapide, audacieuse et avec la ferme intention de rendre la courbe de contagion du coronavirus plus plate et lente ». Le fait que l’Argentine soit le premier pays latino-américain à déplorer une mort du coronavirus, dès le 7 mars, a contribué à alerter les autorités nationales.

Mais la nation des gauchos n'est pas le seul pays à avoir pris le coronavirus au sérieux très tôt, sans garantie de passer à côté d’une vague de contagion. C’est d’ailleurs le Pérou qui a le premier déclaré la quarantaine générale obligatoire, dès le 15 mars, suivi par le Vénézuela, le 17 mars. Les restrictions sont similaires à celles des pays européens : installation d’infrastructures mobiles, annulation des cours, déploiement d’effectifs militaires et policiers dans les rues, y compris couvre-feu à échelle nationale dans plusieurs pays (Bolivie, Équateur, République dominicaine et Haïti).

Conséquence historique parmi d’autres, le Chili a d’ores et déjà repoussé la date du référendum qui doit décider de l’avenir constitutionnel du pays. Initialement prévu pour le 26 avril, le scrutin pourrait avoir lieu en octobre. Le Brésil fait lui figure de mauvais élève sud-américain. Le pays le plus peuplé de la région, présidé par le corona-sceptique Bolsonaro, est aussi celui qui accuse le plus grand nombre de contagions dans la région.

"Dieu nous a donné une opportunité"

Face à la menace d'une propagation presque inéluctable, le gouvernement argentin a joué d’emblée la carte de la prévention. Le 11 mars, quatre jours avant les municipales françaises, maintenues malgré la menace, l’OMS signale le caractère pandémique du coronavirus. Buenos Aires rebondit immédiatement en publiant un décret qui désignent les « zones affectées » par la pandémie et les « cas suspects », à savoir tous les étrangers et nationaux ayant foulé ces territoires ou ayant été en contact avec des personnes qui en reviennent.

Une fois n’est pas coutume, le peuple argentin, perpétuellement tourné vers le Vieux-Continent, constate l’intérêt de se trouver bien loin de ses aïeux européens, protégé par la distance et l’Océan Atlantique. « Dieu nous a donné une opportunité, il nous a donné du temps pour prévenir l’avancée du virus », affirmera ainsi M. Fernández dans son discours de la quarantaine. Le caractère exogène de la crise est rapidement pris en compte par la société. Les accents exotiques venant d’Europe (français, italiens, espagnols…), d’habitude si appréciés dans la dynamique cosmopolite de Buenos Aires, deviennent suspects. « T’es arrivé quand, au fait ? », se mettent à demander les concierges porteños aux occupants des immeubles.

Cette suspicion s’applique aussi aux autochtones, à l'instar de cet entraîneur de rugby d’Olivos, une banlieue riche du nord de Buenos Aires. L’homme en est venu aux mains avec l’agent de sécurité de son immeuble, qui cherchait à l’empêcher de rompre sa quarantaine (à lire ici). Dans ces temps incertains, même les récits épiques du machisme triomphant peuvent avoir de graves conséquences. Danilo, un homme de 27 ans et originaire de Selva, une petite ville de la Province de Santiago del Estero (nord-ouest du pays) en a fait les frais. Le jeune bavard n’a pas pu s’empêcher de raconter à ses amis, lors d’une traditionnelle grillade à l’argentine, qu’il venait d’avoir eu une relation amoureuse avec une jeune femme originaire de la ville voisine de Ceres, tout juste débarquée d’Espagne et contaminée par le coronavirus.

Parmi la vingtaine de personnes qui, entre deux morceaux de viande, boivent les paroles de Danilo, l’un des « amis » présents dénonce le jeune homme auprès des autorités. Conséquence de ces ébats contagieux : Selva et Ceres se sont vus imposer l’isolement préventif total. Preuve qu’en temps de crise sanitaire, la vie privée des anonymes peut vite déborder dans la sphère publique.

À Buenos Aires, l'avenue Nueve de Julio exceptionnellement vide. Crédits : Ronaldo Schemidt / AFP.

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