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Coronavirus - Dans les prisons françaises, pas de répit pour les anciens d'ETA

Par Clara Menais et Chloé Rébillard

Retrouvez les contenus de ces auteurs : page de Clara Menais et page de Chloé Rébillard.

Enfermé à la prison de la Santé depuis l’été 2019, Josu Urrutikoetxea avait prononcé la dissolution de l’organisation indépendantiste en 2018. La semaine dernière, une nouvelle demande de mise en liberté était refusée à l'ancien militant, malgré des recommandations médicales explicites. Exclus des libérations exceptionnelles annoncées par le ministère de la Justice, car condamnés dans le cadre des législations antiterroristes, les anciens de l'ETA et leurs proches dénoncent un acharnement judiciaire et politique.

Egoitz Urrutikoetxea est affairé. Avec quelques amis, ils tentent de mobiliser : en ces temps de pandémie mondiale, son père de 70 ans, malade, dort en prison. “On est très inquiets”, confie-t-il, confiné. Il faut envoyer la tribune, récolter les signatures, lancer les appels... Ce n’est pas la première fois que le fils part en campagne pour demander la libération de Josu Urrutikoetxea, ancien dirigeant de l’organisation indépendantiste basque ETA. 

Acteur important des négociations de paix au Pays basque depuis les années 1980, l’ancien militant fait l’objet de plusieurs mandats d’arrêt et demandes d’extradition de la part de la justice espagnole, qui l'accuse d'avoir participé à des attentats perpétrés dans les années 1980. Un des mandats mentionne aussi un “crime contre l’humanité” : en l’espèce, son autorité morale et intellectuelle dans l’attentat de l’aéroport de Madrid, qui fit deux morts le 30 décembre 2006.

Pourtant, son nom n’est jamais cité dans le cadre du jugement rendu sur ces faits en Espagne en 2010, et les services antiterroristes français indiquent eux-même, dans un rapport confidentiel de 2014, que Josu Urrutikoetxea avait été écarté de la direction d’ETA avant cet attentat  - et que son rôle se limitait alors aux négociations de Genève pour imaginer une issue politique au conflit.

Coronavirus - Dans les prisons françaises, pas de répit pour les anciens d'ETA
Extrait du rapport de la DGPN/UCLAT sur le nationalisme basque (septembre 2014).

"La politique ne se règle pas dans les tribunaux"

Je n’ai jamais vu ça”, s’étonne encore son avocat, Laurent Pasquet-Marinacce, heurté par des processus qu’il qualifie de “complètement dérogatoires”. Le 19 juin 2019, alors que la cour d’appel de Paris avait prononcé sa mise en liberté, considérant ses garanties de représentation suffisamment conséquentes, Josu Urrutikoetxea est rattrapé in extremis par les policiers de la DGSI dans l’enceinte même de la maison d’arrêt. Il est désormais maintenu en détention au nom de mandats d’arrêts espagnols, “sous écrou extraditionnel”.

Pourtant, ces mandats ne devaient être notifiés au mis en cause que le 10 juillet suivant, d’après les précisions de sa défense. La notification aurait été étrangement précipitée le jour de sa libération sur ordre du parquet général. Un “trucage” pour “faire échec à une décision judiciaire prise par des magistrats indépendants”, d’après Me Pasquet-Marinacce.

Une manœuvre préoccupante, tant elle en dit long sur la teneur politique de ces décisions judiciaires, s’alarment ses soutiens. “En réalité, c’est une décision politique, une sorte d’abus de pouvoir”, conclut l’avocat. Un avis partagé par son fils, Egoitz, qui dénonce une “judiciarisation du politique. Mais la politique ne se règle pas dans les tribunaux”. 

Au delà de l’urgence de santé, il insiste sur la dimension symbolique et politique du maintien en détention de son père, dont le rôle actif dans les négociations pour le processus de paix au Pays basque est reconnu au-delà des milieux indépendantistes. “Ça envoie un très mauvais message à la société basque, mais aussi à toutes les personnes qui œuvrent aujourd’hui pour la résolution des conflits dans le monde”, regrette Egoitz. Une nouvelle demande de mise en liberté a été déposée le 9 avril, après un premier refus au prétexte de “certificats médicaux insuffisamment circonstanciés”. Elle devrait être traitée le 22 avril 2020. 

Plusieurs Basques concernés

Le cas d’Urrutikoetxea jette une lumière crue sur le sort réservé aux prisonnier.es basques dans les prisons françaises. Depuis le désarmement d’ETA en 2017, puis la dissolution du groupe, prononcée de la voix de Josu Urrutikoetxea le 3 mai 2018, les acteurs du processus de paix s’impatientent face à la lenteur des avancées obtenues, qui pourrait condamner d’anciens etarras à mourir en détention.

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La crise du coronavirus, particulièrement aiguë dans les prisons françaises, n’y a rien changé puisque le ministère de la Justice a annoncé exclure des libérations exceptionnelles les détenus condamnés pour des faits de nature terroriste. Anaiz Funosas, présidente de Bake Bidea ("le chemin de la paix", un mouvement civil qui oeuvre à la résolution du conflit basque) et membre de la délégation basque en charge des négociations avec le ministère de la Justice, revient sur la chronologie depuis le désarmement : « On a eu des avancées avec des rapprochements, des regroupements et des levées [du statut de] ‘détenu.es particulièrement surveillé.es’ (DPS). Puis on a senti un blocage, qui a été acté à l’automne 2018. À l’heure actuelle, nous n’avons plus de contacts ».

Lancé depuis la conférence d’Aiete en 2011, sous l’égide de l’ONU, le processus de paix au Pays basque a pour objectif de “créer les conditions d’une paix durable” en prenant en compte les souffrances de toute part, conséquences d'un conflit vieux de plus d'un demi-siècle. Les États français et espagnol ont longtemps fait la sourde oreille, et si leurs attitudes ont légèrement évolué ces dernières années, le changement est lent à venir pour les acteurs du territoire.

« Aujourd’hui, la colère et la frustration d’un territoire qui ne se sent pas écouté sont là », acte la présidente du mouvement. Le 12 janvier 2020, deux manifestations simultanées ont réuni 9 000 personnes à Bayonne et 76 000 personnes à Bilbao sous le slogan « Orain presoak » (« Maintenant, les prisonniers » en basque), parmi lesquelles des élus de tous bords politiques, à l’exception de l’extrême droite.  

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Dans le contexte de la crise sanitaire, la situation de plusieurs prisonniers se fait d’autant plus pressante qu’ils ont atteint un âge avancé et/ou que leur état de santé se dégrade. Outre Josu Urrutikoetxea, cinq détenus incarcérés dans des prisons françaises présentent des risques avérés en cas d’infection au coronavirus. 

Trois d’entre eux viennent de passer le cap des trente années de détention. Incarcérés depuis le 8 avril 1990 et condamnés à la perpétuité, Jon Parot, Jakes Esnal et Frédéric Haramboure (« Xistor »), âgés de 66 à 70 ans, sont libérables en conditionnelle depuis des années. Jusqu’ici, toutes leurs demandes de libération ont été rejetées. Une nouvelle demande avait été déposée par les défenseurs de Jakes Esnal, l’audience du rendu de la décision devait se tenir le 9 avril. En raison de la crise sanitaire, elle a été repoussée au 12 mai.

« Non seulement la crise sanitaire n’a pas d’effets positifs sur le sort de ces prisonniers mais au contraire, elle ralentit le droit commun, s'inquiète Marixtu Paulus Basurco, avocate de Jakes Esnal. M. Esnal va avoir 70 ans, on aurait pu espérer que cet argument vienne appuyer la demande ». Elle estime que la situation dans laquelle tous trois se trouvent pose une question juridique essentielle : ses clients, de nationalité française, ont été condamnés en France pour leur participation au commando « Argala » d’ETA qui a commis des attentats et des assassinats sur le sol espagnol. 

Ils avaient bénéficié d’une loi de non-extradition des citoyens français vers l’Espagne. « Or, en Espagne, la peine maximale qu’ils risquaient était de trente ans. La mesure de non-extradition des nationaux qui se voulait protectrice se retourne contre eux. D’un point de vue strictement juridique, cela ne se justifie pas, ce n’est pas entendable », poursuit l'avocate. Pour tenter de dépasser le blocage, elle a adressé au président de la République une demande de commutation de peine.  

Si elle était accordée, elle consisterait, par le biais des grâces présidentielles, à changer la condamnation à perpétuité en une peine de trente ans de réclusion, déjà effectuée par les trois concernés. Ces grâces particulières permettent, sur décision du président de la République, de réduire les peines d’emprisonnement - l’exemple le plus connu est celui de Jacqueline Sauvage. Au début de la crise sanitaire, l’avocate a relancé cette demande - en vain pour le moment. 

Coronavirus - Dans les prisons françaises, pas de répit pour les anciens d'ETA
"Nous voulons les prisonniers à la maison". Bayonne, janvier 2019. Crédits : Téo Cazenaves - Le Média.

Aux trois prisonniers du commando Argala, il faut en ajouter deux autres qui souffrent de critères de comorbidité : Ibon Fernandez Iradi, 49 ans, atteint de sclérose en plaque et Juan Maiza Artola, surnommé Gurutz, âgé de 69 ans et souffrant de diabète. Le premier avait obtenu une suspension de peine en raison de son état de santé à l’automne 2019, mais suite à l’appel du parquet national antiterroriste, la cour d’appel avait choisi de le maintenir en détention en février 2020. 

Muriel Lucantis, porte-parole pour l’Iparralde (Pays basque sous administration française) de l’association Etxerat, qui rassemble les proches des prisonniers basques, soutient que cette situation n’est pas isolée. « Depuis le début du processus de paix, on a vu des suspensions de peines acceptées en première instance, ce qui n’était jamais arrivé auparavant, explique-t-elle, mais dans les faits, nous sommes bloqués par le parquet antiterroriste qui interjette systématiquement appel et par les chambres d’appel qui nous sont défavorables. Ce que met en lumière la crise sanitaire actuelle, c’est que nous devrions être beaucoup plus avancés que nous ne le sommes actuellement. C’est d’autant plus désespérant ». 

Gabi Mouesca, militant anticarcéral et lui-même ancien détenu pour sa participation au groupe de lutte armée indépendantiste Iparretarrak ("ceux du Nord") ne voit qu'une logique à l’exclusion des anciens etarras des libérations accordées en période de crise : « la vengeance ». Alors qu’il s’exprime depuis sa maison de Boucau, dans laquelle il est confiné, il sourit : « Je réponds face à une photo de Xistor et moi, faisant du sport à [la prison de] Lannemezan ». Et s’explique : « Ces militants ont été dépersonnalisés : le regard que porte sur eux l’État n’est pas celui que l’on porte sur un être humain. Mais la vengeance ne devrait rien avoir à faire dans un État de droit ».

Toutes et tous ont les yeux rivés depuis le début de la crise sur le site internet de l’OIP (Observatoire International des Prisons), qui recense les cas d’infections au Covid-19 des détenus et des surveillants dans les prisons françaises. À Muret, où Jon Parot entame sa 31ème année de détention, un prisonnier a été testé positif. 36 détenu.es basques sont enfermé.es dans les prisons françaises et près de 200 dans celles de l’État espagnol, deux pays touchés de plein fouet par l’épidémie. 

Une mise en accusation du système carcéral

Le ministère de la Justice français a de son côté une situation explosive à gérer. Avec des établissements toujours aussi surpeuplés (140% d’occupation en moyenne pour les maisons d’arrêt), aux conditions d’hygiènes déplorables, et une gestion carcérale en partie déléguée au privé, les prisons françaises peuvent difficilement faire face à une crise sanitaire de cette ampleur. 

À la Santé, c’est à Gepsa, une filiale d’Engie, (ex-GDF Suez) que la gestion a été confiée. Des cantines aux vestiaires, c’est ce “leader des services en site sensible” (sic) qui est à la manœuvre. Avec quelques ratés : “Récemment, il y a eu une coupure d’eau pendant 24 heures !” s’insurge Egoitz Urrutikoetxea. “Comment respecter les préconisations d’hygiène dans ces conditions ?”.

Sans parler des difficultés d’accès au téléphone ou aux courriers, rendus encore plus essentiels avec la levée des parloirs imposée par le confinement. “Le téléphone est le seul fil qui nous relie à lui”, explique le fils de Josu Urrutikoetxea. Ces derniers temps, les détenus de la Santé peuvent difficilement recharger leur crédit téléphonique “car l’agent qui s’en occupe a été suspendu”. Il reprend : « La prison, c’est le règne de l’arbitraire. C’est le reflet de la société, mais les rapports de domination y sont décuplés par mille” poursuit celui qui a lui-même passé plusieurs années dans les geôles françaises. “À Fresnes, on slalomait entre les rats”, se souvient-il. “Et ça ne fait qu'empirer”.

Plusieurs voix se sont élevées pour alerter le gouvernement sur la situation des prisons dans le contexte pandémique. “Ce que je ne comprends pas, c’est d’un côté l’alarmisme d’un discours sécuritaire pour l’extérieur, et de l’autre, un 'circulez, y’a rien a voir pour' l’intérieur”, relève le Basque. Plusieurs soulèvements ont été recensés dans les lieux d’enfermement en France depuis le début de l’épidémie de coronavirus. Le 1er avril 2020, le Contrôleur général de lieux de privation de liberté déclarait dans un communiqué : “Il est indispensable de réduire davantage le nombre des personnes détenues, en élargissant les critères retenus et en envisageant les voies de la grâce ou de l’amnistie”. 

De l’autre côté des Pyrénées, aucune libération de prisonniers n’a été prévue par le gouvernement espagnol du fait de l’épidémie. La surpopulation carcérale qui rend difficile l’application des gestes barrières y est la règle, au même titre qu’en France, ce qui inquiète les familles qui n’ont plus accès aux parloirs. Les prisonniers côté espagnol sont classés sous trois régimes de détention allant du plus strict (1er degré) à celui qui ouvre le droit à une libération (3ème degré). La plupart des détenus basques relèvent du 1er degré. Mais pour la première fois, Durango Gorka Fraile a fait le chemin du 1er degré jusqu’à sa libération effective pour maladie incurable le 27 mars dernier, sans que le ministère public espagnol ne s’y oppose. Une goutte d’espoir pour les familles de détenu.es.

Photo de Une : Pays Basque Sud, mai 2019. Une affiche demande la libération de Josu Urrutikoetxea. Crédits : Ander Gillenea / AFP.

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