Caisses automatiques : les robots contre les travailleurs
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Depuis 2019, le groupe Casino contourne l’interdiction du travail dominical dans certains de ses magasins à l’aide de caisses automatiques. Syndicats et employés craignent de voir de nouveaux postes disparaître. Notre reportage au Pays basque.
Une femme et ses deux garçons ont investi la piste cyclable qui longe l’Adour afin que le cadet teste le vélo sans roulettes en cet après-midi de dimanche hivernal. Un peu plus loin, un vide-grenier se déroule sur un parking, et les participants déambulent au travers des rangées de stands improvisés au cul de camionnettes, à la recherche des bonnes affaires. Dans la zone industrielle adjacente, toutes les enseignes ont leur devanture fermée, à l’exception du Leader Price.
Depuis cet automne, le magasin qui appartient au groupe Casino (le groupe Aldi s’est positionné pour un éventuel rachat) fonctionne le dimanche après 13 heures, sans agents de caisse. Tous les clients doivent passer par les caisses automatiques, sous la surveillance de vigiles qui sont employés en sous-traitance par le biais d’un prestataire extérieur. C’est la nouvelle combine du groupe pour contourner les interdictions de faire travailler les employés de commerce alimentaire le dimanche après 13 heures ou la semaine après 21 heures : un magasin ouvert sans ses employés.
La recette n’est pas du goût de tous. Cet été, l’ouverture d’un hypermarché sur ce modèle à Angers avait provoqué une première mobilisation d’élus locaux, de syndicats et d’employés, suivis ailleurs en France au fur et à mesure que le groupe étendait son expérimentation. Ici, l’ouverture dominicale du Leader Price d’Anglet se voit contestée par le LAB - un syndicat de travailleurs basques -, l’association altermondialiste Bizi ! et le mouvement de jeunesse Aitzina, indépendantiste et anticapitaliste.
« La robotisation, pourquoi pas ? », s’interroge Argitxu Dufau, permanente du LAB. « Mais pas quand elle est faite au détriment de l’emploi et pour que les bénéfices aillent dans les poches des actionnaires. Si c’est pour améliorer les conditions de travail des salariés et diminuer le temps de travail à rémunération constante, on est pour. Mais là, ce n’est pas le cas ». Romain Dussault, porte-parole de Bizi !, conteste quant à lui le projet porté par les grands groupes : « Augmenter l’amplitude des horaires, c’est dans la logique de produire plus pour consommer plus, sans prendre en compte les ressources limitées de la planète ». Un constat partagé par la syndicaliste : « Il s’agit d’une question de société. Si on n’est pas vigilants maintenant, cela va entrer dans la norme. On ne veut pas d’une société où l’on peut consommer n’importe quoi à n’importe quelle heure ».
Mathieu Hocquelet, sociologue chargé d’études au Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications (CEREQ), a travaillé sur la grande distribution. Il s’interroge : « La grande distribution a bénéficié dans les années 2010 d’allégements de charges et du CICE, qui sont des aides théoriquement pour l’emploi. Dans un contexte d’érosion de l’emploi dans ce secteur, il est légitime de se demander ce qui a été fait ». Les entreprises entretiennent d’ailleurs le flou sur les investissements des crédits d’impôt. Au sein du groupe Carrefour, certains syndicalistes envisagent même que cet argent ait pu être utilisé pour financer l’installation de caisses automatiques.
Pas de répit pour les caissières
Depuis les années 2000, les caisses automatiques ont fait leur apparition à l’entrée des hyper et supermarchés. En 2019, quinze ans après, plus de la moitié des magasins en sont équipés et elles représentent 10 % des achats dans les magasins concernés. Huit clients sur dix continuent à passer presque exclusivement par des caisses avec des « agents de caisse ».
Les caissières représentent 20 % des emplois du secteur de la grande distribution. La crainte des syndicats et des employée-e-s est de voir le nombre d’emplois chuter à mesure que le consommateur travaille en passant lui-même les produits de son panier. Depuis l’arrivée des caisses automatiques, le nombre de caissières en France a diminué, passant de 150 000 en 2009 à 135 000 en 2019. Cette baisse n’est pas uniquement imputable à l’automatisation, qui l’explique tout de même en partie.
Les témoignages de caissières recueillies dans le cadre d’enquêtes sociologiques font également état d’une dégradation des conditions de travail depuis l’arrivée des robots. Sophie Bernard, sociologue à l’IRISSO, relève ainsi que « loin de se traduire par une réduction de la charge de travail des caissières, l’automatisation des caisses entraîne une intensification du travail des caissières qui ne disposent plus d’instants de répit ». Les risques liés au métier se déplacent : si les troubles musculo-squelettiques peuvent diminuer, de nouveaux enjeux psycho-sociaux se développent, liés au stress, à l’angoisse de gérer de multiples caisses à la fois et à l’incivilité de clients rendus plus impatients par la promesse d’une meilleure fluidité de passage.
La grande distribution en crise
Le modèle de la grande distribution est souvent présenté comme en « crise » : les bénéfices sont toujours là, mais pas la croissance. Le modèle « hérité du fordisme », selon Mathieu Hocquelet, ne convainc plus les consommateurs. Pour autant, aucun modèle standard ne se dessine pour le remplacer, et la tendance est plutôt à la fragmentation des habitudes de consommation : certains se tournent vers le commerce en ligne et les livraisons, d’autres vers un commerce plus local, voire en vente directe.
Face à ces évolutions, « les marques font des réajustements à tâtons », explique le sociologue qui a également travaillé sur la marque Walmart aux États-Unis, pionnière en matière d’ouverture 24h/24h et 7j/7j sans employées de caisse, « Depuis quelques années, Walmart revient sur ces ouvertures la nuit et ferme des enseignes sur ces horaires. L’investissement n’était pas rentable au regard du nombre de clients ».
Les États-Unis, qui ont une longueur d’avance sur la France en matière de dérégulation du travail et d’extension du capitalisme, représentent un terrain d’observation privilégié de ce qui pourrait advenir si nous suivons le même chemin. L’emploi dans la grande distribution y a nettement diminué : 400 000 postes ont été supprimés ces dernières décennies.
« On a assisté à un déversement des emplois de la grande distribution vers la logistique, principalement chez Amazon. On est dans la même catégorie d’emploi peu ou pas qualifié, on retrouve donc les mêmes profils. Mais la logistique emploie beaucoup de sous-traitants, des auto-entrepreneurs pour la livraison. Cela participe à l’explosion du capitalisme de plate-forme : les travailleurs deviennent encore plus précaires, moins payés et les conditions de travail sont moins protégées », analyse Mathieu Hocquelet.
Si la France n’a pas encore connu cette évolution, elle pourrait advenir à terme si des mesures politiques strictes ne sont pas prises pour mettre un terme à la dérégulation de l’emploi. Ces dernières années, le législateur a ouvert plusieurs brèches sur le travail du dimanche : la loi Macron de 2015 autorise ainsi l’ouverture dominicale dans des Zones Touristiques Internationales (ZTI) définies. Un projet du gouvernement est à l’étude pour étendre cette autorisation au-delà des zones actuelles. Mais face à la contestation sociale du mouvement contre la réforme des retraites, Muriel Pénicaud, ministre du Travail, a repoussé l’étude du projet.
Au Leader Price d’Anglet, quelques personnes arpentent les allées. De jeunes gens, écouteurs sur les oreilles, téléphonent en choisissant les articles. Un couple avec une petite-fille en bas âge se penche au-dessus des produits frais. La plupart des rayons sont néanmoins vides, et on est loin de l’affluence des grands jours. À la caisse, c’est un autre ballet qui se joue : deux des vigiles employés ce jour-là ne sont séparés des caisses que par un bandeau. Lorsqu’un client peine avec un produit, il leur arrive de donner des instructions pour débloquer la situation.
Lors de son premier dimanche d’ouverture en août 2019, l’hypermarché Casino d’Angers avait employé des « animatrices » de caisse. Le prestataire qui fournissait le service a été condamné par la justice en octobre dernier. Le tribunal d’Angers a estimé qu’il s’agissait d’un emploi de caissière déguisé et a interdit la pratique. Désormais, les magasins qui ouvrent sans agents de caisse disposent d’une ligne d’assistance téléphonique en cas de blocage. L’inspection du travail est sur ses gardes face à ces nouvelles pratiques qui jonglent avec le cadre légal. Argitxu Dufau soupire : « En vérité, ils sont sur le fil de la légalité, ils profitent d’un flou... »
Crédits photo de Une : Chloé Rébillard.