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Dans son édition de mars 2019, L e Monde Diplomatique a consacré un dossier à la question européenne intitulé « Une union à refaire (1) ». En parallèle paraissait dans les colonnes du Monde une tribune de Pierre Khalfa et Aurélie Trouvé sur le même thème (2). Le Média Presse publie ici la tribune de Guillaume Beaudoin, membre du collectif Citoyens Souverains. Au-delà des divergences, parfois réelles, entre les différents contributeurs, il déplore l'occultation d'un certain nombre d'enjeux et l'absence de remise en cause des fondements de l'ordre néolibéral.
Un marché unique invisible
Le point sans doute le plus criant est qu'aucun contributeur ne remet en cause le marché unique. Or, si l'euro est bien un problème, le marché unique, fondé sur la libre circulation des biens et services, est un outil puissant de délocalisations/non-localisations et de compression des salaires, et constitue un obstacle fondamental à n'importe quelle politique de transformation sociale. De surcroît, cette absence d'interrogation sur le marché unique occulte l'un des rôles de la monnaie unique. Celle-ci est nécessaire à la mise en place de la concurrence généralisée au sein de l'UE : si un pays pouvait dévaluer pour restaurer sa compétitivité, la pression à la baisse des salaires serait alors beaucoup moins efficace.
A cet égard, on ne peut qu'être consterné par les propos de Yanis Varoufakis affirmant que
"les murs qui entravent la libre circulation des personnes et des marchandises sont une réponse réactionnaire au capitalisme"
, au prix d'une référence datée et bancale, pour ne pas dire grotesque au marxisme, en l'espèce à Lénine, comme si la situation historique et économique était identique. Rosa Luxembourg condamnait elle aussi le protectionnisme (3). Mais à son époque, il s'agissait d'empêcher la constitution d'un marché national. A l'heure où les multinationales contournent les frontières pour écraser le monde du travail, un minimum de dialectique devrait amener à défendre le protectionnisme (4), ou, a minima, à se montrer moins caricatural.
L'européisme, maladie sénile de l'internationalisme
L'européisme n'est pas nécessairement un internationalisme. Il y a la aussi un chantier idéologique pour la gauche qui est totalement abandonné. D'une part, l'idée européenne peut faire l'objet d'une appropriation à l'extrême-droite sous la forme de la renaissance d'un empire chrétien d'occident (ce dont témoigne l'intitulé du prix pour l'unification de l'Europe, à savoir « Charlemagne »). Cet aspect fut patent dans le passé avec la « Nouvelle Europe » hitlérienne comme dans le présent avec le slogan des identitaires « Notre patrie, l'Europe » ou l'europhilie du FN jusqu'au début des années 90 (comme l'a justement rappelé François Ruffin). D'autre part, l'européisme méconnaît le rejet de l'UE par les populations non-européennes qui subissent l'impérialisme européen (sur ce point, voir l'ouvrage l'Europe masquée , de Joaquin Arriola et Luciano Vasapollo, aux éditions Parangon). Autrement dit, l'européisme n'est pas - loin s'en faut - un stade supérieur de conscience politique progressiste.
Une vision enchantée de la construction européenne
L'histoire triomphante de la construction européenne n'est pas contestée non plus. Il en découle de façon implicite l'idée qu'il aurait existé une bonne Europe des pères fondateurs, pourtant tous marqués très à droite (5), ce qui devrait pour le moins susciter des questionnements, puis que serait intervenue une « dérive libérale ».
Or, aussi bien le positionnement du PCF lors de l'adoption du plan Schuman (6) que le grand discours de Pierre Mendès-France à l'Assemblée Nationale le 18 janvier 1957 (7) témoignent qu'à gauche, certains n'étaient pas dupes du caractère originellement et intrinsèquement antidémocratique et antisocial de l'UE, et des lourds périls qui s'annonçaient pour le monde du travail.
Les classes populaires oubliées, le sort des classes moyennes mal évalué
A l'exception notable de Frédéric Lordon, qui y consacre d'importants développements, et d'une brève allusion d'Antoine Schwartz, les classes populaires ne sont mentionnées dans aucun des trois autres articles. Cet oubli est en soi significatif : les auteurs ne se positionnent pas du point de vue de ces catégories, qui, comme le souligne Frédéric Lordon, sont hostiles à la construction européenne car elles en payent le prix au quotidien. On comprend ainsi l'échec de la gauche radicale : ce que pensent les classes populaires est ignoré et méprisé. De facto, Aurélie Trouvé et Pierre Khalfa, Yanis Varoufakis et Thomas Guénolé se positionnent comme les porte-paroles des classes moyennes.
Par ailleurs, l'analyse de Frédéric Lordon minore le fait que les classes moyennes éduquées commencent à être elles aussi victimes de l'UE. Les délocalisations/non-localisations affectent aujourd'hui des secteurs de pointe de même que la mise à sac des finances publiques touche la fonction publique de façon profonde. De ce fait, il n'est pas nécessaire de proposer un hochet européen à ces classes moyennes mais de leur mettre sous les yeux qu'elles sont gravement menacées et touchées par le système de l'UE. En outre, il ne serait pas déplacé d'interroger leur sens moral en mettant en balance la destruction des conditions de vie des classes populaires d'un côté et les maigres bénéfices que constituent ERASMUS et la dispense de passeport pour des vacances à Berlin ou Rome de l'autre... Mais pour que les classes moyennes éduquées envisagent la sortie de l'Union Européenne, quelle que soit l'argumentation privilégiée, encore faudrait-il que l'option du Frexit soit mise en débat et portée par les partis politiques de la gauche radicale. Or celle-ci fait l'objet d'une censure, idéologique et médiatique, à peu près totale...
Une droitisation insidieuse
Pour conclure, aucun des auteurs ne s'interroge sur la droitisation que révèle le refus de sortir de l'Union Européenne. Par exemple, certains affirment que le seul niveau efficace pour lutter contre la fraude et l'évasion fiscales serait l'UE. Cela n'est vrai que si l'on laisse les capitaux circuler librement. Un strict contrôle des mouvements des capitaux, consistant en une autorisation administrative préalable et une lourde taxation à la sortie, permettrait de mettre fin à ce scandale au niveau national. On pourrait en dire de même de l'idée de SMIC européen, qui, au-delà des difficultés qu'elle soulève (notamment la nécessité d'aligner les différents régimes de sécurité sociale) n'est pertinente que si l'on écarte d'emblée tout protectionnisme aux frontières nationales.
Aurélie Trouvé et Pierre Khalfa déduisent des difficultés du Brexit le caractère « périlleux » d'un Frexit, en oubliant de s'interroger sur les éventuelles différences entre un Frexit de gauche et un Frexit de droite. En effet, si Theresa May est en difficulté, ce n'est pas intrinsèque au Brexit, mais plutôt au fait qu'elle tente de concilier sortie de l'Union Européenne et maintien de certains « avantages » du marché unique. Un gouvernement de gauche radicale ne serait pas confronté à ce problème. Si l'on défend la relocalisation de la production et le protectionnisme, une sortie de l'Union Européenne peut se faire sans négociation et sans craindre d'être considéré comme un pays tiers sur le plan commercial. Encore faudrait-il pour cela ne pas avoir accepté le libre-échange comme horizon indépassable.
De même, la libre-circulation des capitaux est l'un des piliers du néolibéralisme à abattre. De façon symptomatique, Antoine Schwartz se voit obligé de souligner, parmi les difficultés d'une sortie de l'euro, et, de façon plus générale, de toute tentative d’instaurer des politiques plus sociales, la possibilité de « fuite de capitaux », ce qui aurait pour conséquence de « réintroduire leur contrôle ». En conséquence, il ne devrait pas être nécessaire de rappeler qu’une telle mesure est souhaitable, à la fois à court terme pour éviter les fuites de capitaux, et à long terme pour lutter contre les délocalisations ainsi que contre la fraude et l’évasion fiscale - ce que l’équipe du Monde Diplomatique avait antérieurement fort justement souligné dans un article récent (8). Sauf lorsque l’on a, là encore, cédé du terrain aux idées conservatrices.
L'européisme des différents intervenants est ainsi, ici, le symptôme d'une soumission à certains aspects de l'ordre néolibéral, ce qui ne peut manquer de surprendre de la part de représentants supposés de la gauche radicale et traduit l'ampleur de la défaite idéologique et intellectuelle subie par la gauche.
La sortie complète et unilatérale de l'Union Européenne se trouve de facto et au fil des différents articles totalement mise à l'index. Refaire l'union revient incontestablement à effectuer d'immenses concessions au capitalisme débridé. Pourtant, si le néolibéralisme n'avait pas conquis les esprits au sein même de la gauche radicale, le Frexit devrait constituer une voie parfaitement acceptable pour une rupture anticapitaliste et internationaliste, sans attendre l'hypothétique alignement des planètes menant au grand soir européen.
(1) https://www.monde-diplomatique.fr/2019/03/A/59666
(2) https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/02/rompre-avec-le-neoliberalisme-en-desobeissant-aux-traites-europeens_5430405_3232.html
(3) Claudie Weill, Georges Haupt, Michaël Löwy, Les marxistes et la question nationale, L'harmattan
(4) Ha-Joon Chang, Serge Halimi, Frédéric Lordon, François, Jacques Sapir, Le protectionnisme et ses ennemis, Les liens qui libèrent
(5) Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté Européenne, PUF
(6) https://www.cvce.eu/obj/brochure_du_parti_communiste_francais_sur_les_dangers_du_plan_schuman
Crédits photo de Une : LEON NEAL / AFP