Sahel : partir, tant qu’il est encore temps
Il fut haut fonctionnaire avant de se saborder. Aujourd'hui journaliste et écrivain, il raconte les malheurs de la Françafrique et porte la voix de ceux qui la combattent.
"Ces 13 malheureux ont rejoint l’immense cortège des braves tombés dans des guerres inutiles". L'écrivain Thomas Dietrich revient sur le drame de la mort des 13 soldats français au Mali et les errements de la présence française au Sahel.
13 enfants de France sont morts. 13 vies ont été ensevelies dans le sable du Mali. Il y a eu foule d’hommages sincères et quelques larmes de crocodile, chez les politiques. Il y a eu la procession d’experts autoproclamés qui, sur les plateaux télés, ont disserté d’un ton docte sur le drame du Sahel, bien qu’ils n’y ont jamais mis les pieds.
Il y a eu des proclamations va-t-en-guerre, à droite et à l’extrême droite de notre échiquier politique, et ça a bien arrangé les affaires du gouvernement, qui un temps, pourra faire oublier le « mur du 5 décembre », la misère sociale, les manifestants éborgnés et l’étudiant immolé.
On nous a dit que ces 13 soldats ont donné leur vie pour couper les têtes de l’hydre islamiste. On nous a seriné qu’ils ont combattu pied à pied, dans la poussière et sous l’harmattan, des barbus qui ne rêvent que d’installer un califat au Sahel, puis de faire déferler la barbarie djihadiste sur l’Europe. On nous a raconté d’épiques histoires, et bientôt la sonnerie aux morts a retenti, et les drapeaux hissés dans la cour d’honneur des Invalides, et la nation a fait corps devant les cercueils, morts pour la France, morts pour nous défendre.
On ne nous avouera jamais la vérité : ces 13 malheureux ont rejoint l’immense cortège des braves tombés dans des guerres inutiles, des guerres d’un autre temps, des guerres post-coloniales pour un empire perdu, des conflits qu’on ne peut gagner et qu’on ne veut pas gagner, morts pour la France peut-être, morts pour la Françafrique certainement, morts à cause de l’aveuglement et de l’arrogance de nos gouvernements successifs, cela ne fait aucun doute.
"Les monstres se sont toujours nourris du désespoir de l’Homme"
Si l’on est tout à fait honnête, ces soldats sont tombés pour réparer une erreur bien française. L’intervention en Libye de 2011, ou la guéguerre privée de Nicolas Sarkozy contre Mouammar Kadhafi, a précipité le Sahel dans un chaos dont il ne s’est pas relevé. Le Guide libyen tenait la région sous sa coupe, attisant l’incendie pour l’éteindre peu après. La chute du pompier-pyromane en chef a perturbé les équilibres et ouvert les dépôts d’armes libyens, dans lesquels se sont servis les islamistes qui ont essaimé au nord du Mali.
Bien sûr, il fallut intervenir quand Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) tenta de fondre sur la capitale malienne, Bamako. L’opération Serval a été une réussite. Mais ensuite, ce fut l’enlisement. L’opération militaire française
Barkhane
[
déployée au Sahel dans l'objectif de lutter contre les salafistes armés, NDLR
], pourtant forte de 4500 hommes, de ses 600 millions d’euros de budget annuel et de ses cinq ans d’existence, n’est pas arrivée à contenir la menace djihadiste. Bien au contraire.
Depuis 2014, la présence terroriste a prospéré au Mali, notamment dans la région du Liptako-Gourma, où se sont écrasés les deux hélicoptères français. Elle s’est ensuite étendue pour frapper de plein fouet les pays limitrophes, le Niger, le Burkina-Faso et menacer les pays de la côte comme la Côte d’Ivoire ou le Bénin. Mais contrairement à ce qui a pu se passer au Moyen-Orient, ce n’est pas un djihadisme qui vise une hégémonie sur tout le Sahel et le Sahara, qui vise à s’exporter par-delà les mers, c’est un djihadisme à la petite semaine, un djhadisme plouc, fait non pas de grandes idéologies mais de petits trafics, de petits arrangements et de petites haines qui exacerbe des rivalités ancestrales, peul contre touareg, dogon contre peul, cultivateur contre éleveur sur fond de désertification, de raréfaction de l’eau.
Les monstres se sont toujours nourris du désespoir de l’Homme, et il n’est pas étonnant de voir le terrorisme islamiste se développer dans les régions les plus déshéritées du Sahel ; au lac Tchad, où Boko Haram donne une arme aux pêcheurs qui n’ont plus de poisson à ramener dans leurs filets (le lac Tchad a perdu 90 % de sa superficie) ; dans la région de Mopti, au Mali, où le prédicateur radical Amadou Koufa, un temps déclaré mort par l’état-major français, recrute des éleveurs peuls désargentés.
"Pour vaincre, il faudra que l’armée française plie bagages. Pour que le Sahel ne devienne pas son Vietnam"
La riposte française à la menace djihadiste au Sahel n’a pas été à la hauteur, loin de là. Elle a été pensée par la coterie militaire qui depuis la présidence de François Hollande et le passage de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense, a la haute main sur les « affaires africaines ». Ces faucons, toujours prêts à remettre le casque colonial et rejouer la mission Voulet-Chanoine [
mission coloniale au Tchad du début du XXème siècle, particulièrement sanglante, NDLR
], ont feint d’oublier que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aucune grande puissance n’a su gagner, par la force pure, une guerre asymétrique.
Une autre réalité a du mal à être appréhendée de ce côté-ci de la Méditerranée. Au Sahel, les populations rejettent dans leur immense majorité tout ce que l’ancienne puissance coloniale peut représenter, la France marraine des dictateurs, la France du franc CFA, la France des mallettes ; en somme, la Françafrique. L’armée française est bien souvent vue comme une force d’occupation. De plus, l’approche uniquement sécuritaire qu’a adoptée Paris est une grave erreur.
On ne fera pas reculer le terrorisme islamiste au Sahel avec des missiles tueurs mais avec des instituteurs, on ne le détruira pas avec des roquettes mais avec des têtes bien faites, et des ventres bien pleins. Le développement est le grand oublié de l’équation sahélienne. La France s’obstine à maintenir à bout de bras des dictatures, comme celles d’Idriss Déby au Tchad et d’El-Ghazouani en Mauritanie, qui sont peut-être fortes militairement, mais qui sont détestables par la terreur qu’elles inspirent à leur population, et la misère dans laquelle elles la maintiennent plongée, oubliant que c’est à cause de ce même dénuement que des désespérés se jettent dans les bras des fous de Dieu.
La France ne gagnera pas la bataille contre l’islamisme en armes au Sahel. Quels que soient les sacrifices consentis. Parce qu’elle fait aujourd’hui partie du problème, et non de la solution. Le groupe parlementaire de la France insoumise est le seul à avoir pris position en ce sens, en appelant le gouvernement à «
envisager les voies de sortie d’une guerre dont le sens échappe désormais à nombre de compatriotes et de Maliens eux-mêmes
». Et effectivement, pour vaincre, il faudra que l’armée française plie bagages. Pour que le Sahel ne devienne pas son Vietnam.
"Il ne s’agit pas seulement de faire tomber un potentat : il s’agit de rebâtir des États minés par la corruption, les politiques d’austérité imposées par le FMI et les accords commerciaux inéquitables avec les grandes puissances."
Elle doit sacrifier son pré carré africain, où son armée est devenue inefficace autant qu’illégitime. Elle doit arrêter de considérer le Sahel comme sa frontière sud, où elle se croit en droit de contrôler la destinée des peuples, et aussi des flux migratoires. Ainsi, et seulement ainsi, nous pourrons éviter d’autres drames, d’autres morts, aussi bien militaires que civiles ; car l’état-major de Barkhane a souvent gaffé, comme en 2018 au Mali, où il a soutenu des milices touaregs accusées d’exaction contre des civils peuls ; comme ce jour de juin 2019, où près de Tombouctou, Barkhane a tué par erreur trois civils, dont un adolescent. Bien entendu, les tenants de la présence française rétorqueront que les armées africaines sont trop faibles pour faire face seules aux djihadistes, et que les États risquent de s’effondrer dans le cas où Barkhane s’en irait.
Si aujourd’hui les militaires maliens et burkinabés se débandent face aux coups de boutoir des islamistes, il en va aussi de la responsabilité de soixante années de Françafrique, qui ont volontairement maintenu les anciennes colonies dans un état de faiblesse et de dépendance. Ces armées ont aujourd’hui besoin de soutien, mais il doit venir de casques bleus avec un mandat clair et offensif, et non d’une puissance étrangère suspectée d’impérialisme, qu’elle soit française, américaine ou russe.
Mais les coups de canon ne suffiront pas, s’ils ne sont pas accompagnés de révolutions citoyennes. Le Burkina a donné l’exemple en 2014, en renversant dans un magnifique élan populaire le dictateur Blaise Compaoré. Les autres pays de la région pourraient lui emboîter le pas. La tâche est immense. Il ne s’agit pas seulement de faire tomber un potentat : il s’agit de rebâtir des États minés par la corruption, les politiques d’austérité imposées par le FMI et les accords commerciaux inéquitables avec les grandes puissances.
Il faudra injecter des montagnes d’argent dans l’éducation, l’agriculture, la santé, car aujourd’hui, quatre des cinq États du Sahel font partie des dix pays les plus pauvres du monde. Le Sahel est riche pourtant, d’uranium, d’or, de pétrole, de trésors qui n’attendent que d’être redistribués aux populations, et non pas aux actionnaires des grandes multinationales. Il faut "
préférer un pas ensemble avec le peuple, plutôt que dix pas sans le peuple
", proclamait le révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara. L’islamisme en armes ne sera éradiqué qu’en rendant l’Afrique aux Africains, qu’en les laissant prendre leur destin en main et vivre libres, enfin libres.
Crédits photo de Une : Fred Marie / Flickr - CC