« Premières de corvée » : le labeur oublié des travailleuses domestiques
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Dans « Premières de corvée », le journaliste Timothée de Rauglaudre raconte le quotidien des travailleuses domestiques et s’interroge sur l’invisibilisation d’un secteur aux conditions de travail particulièrement difficiles. Entretien.
« Je crois à la cordée. Il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu’ils ont des talents, je veux qu’on les célèbre […] Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole », dissertait Emmanuel Macron en octobre 2017 à l’antenne de TF1. Pied de nez à la formule hasardeuse du président de la République, le journaliste Timothée de Rauglaudre a choisi de donner voix aux « Premières de corvée », ces travailleuses domestiques au labeur invisibilisé, souvent oubliées des mobilisations traditionnelles, dans un ouvrage paru en juin 2019 chez LGM Éditions.
Selon l’Organisation Internationale du Travail, 1 femme salariée sur 25 est pourtant une travailleuse domestique. On les aperçoit au détour d’un hall d’immeuble, d’un bureau, aux sorties d’école. Elles jonglent entre le nettoyage, la garde d’enfant, la cuisine. Ces femmes, souvent issues de l’immigration, sont nombreuses à développer des problèmes de dos ou de peau irritée à force de manipuler des produits corrosifs.
« Premières de corvée » est une référence aux mots d’Emmanuel Macron sur les « premiers de cordée ». Quelle est la genèse de cet ouvrage ?La genèse a été la rencontre fin 2017, à Lille, avec une femme qui s’appelle Rahma, qui a fait du nettoyage toute sa vie. Elle a dû arrêter de travailler à 45 ans parce qu’elle cumulait trop de problèmes de santé. En écoutant son histoire, la manière dont elle était arrivée d’Algérie en France, comment elle s’était retrouvée à faire du nettoyage, j’ai fait le rapprochement avec ma propre nounou et la femme de ménage de mes parents : Souad. Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas tant que ça son parcours. Tous ces parcours, qui sont particuliers, ont quand même beaucoup en commun : ce sont des femmes, dans l’écrasante majorité des cas ; elles sont souvent issues de l’immigration ; elles ont souvent vécu une forme de déclassement dans la migration et se sont retrouvées dans des situations précaires dont on ne leur donne pas les moyens de sortir. J’ai voulu raconter ces parcours.
Tout au long de l’ouvrage, on découvre une relation employeur-employé pour le moins très ambivalente. La nounou garde une distance professionnelle mais connaissait pourtant tout de votre quotidien. Vous écrivez : « Elle connaissait la couleur de mes caleçons, le shampoing que j’utilisais ». Comment expliquer cette relation assez ambiguë ?Tout dépend si l’on parle de la relation employeur-employé ou de la relation enfant gardé-nounou, qui ne sont pas exactement les mêmes. Il existe en tout cas entre la famille de l’employeur et l’employé une grosse asymétrie. Effectivement, la travailleuse domestique arrive dans un univers qui est le lieu le plus intime qui existe : le domicile. Elle a accès à tous les secrets de famille alors que de leur côté, les employeurs connaissent rarement la vie de leur employé. Il existe une asymétrie de connaissances. Mais cette asymétrie ne donne pas de pouvoir à la travailleuse domestique. Le rapport de domination est plutôt inverse : c’est comme-ci cela donnait plus de valeur à la vie de la famille qu’a la vie de l’employée.
Concernant le rapport entre la nounou et l’enfant, c’est d’autant plus étonnant lorsque l’on sait que le lien affectif avec la nounou subsiste au-delà de la rupture du contrat. Vous pouviez en quelque sorte être considéré comme un futur employeur. Cela s’observe-t-il dans toutes les relations entre enfant et nounou ?Je ne pense pas, je parlais vraiment de mon cas. Ce que je voulais aussi signifier, c’est qu’à l’échelle interindividuelle, à l’échelle de la relation entre l’enfant gardé et la nounou, se crée effectivement une relation affective, voire intime. J’ai par exemple interrogé une amie qui parle de son ancienne nounou, Mariam, comme de sa deuxième maman. Une relation très forte peut vraiment se nouer. Mais ce lien intime – si l’on y réfléchit politiquement - peut jouer le rôle d’une espèce de masque sur la domination sociale qui existe dans la rencontre entre ces deux univers.
Dans l’introduction, je donne un exemple – par l’extrême de l’extrême : celui de l’affaire Yoselin Ortega, qui a tué deux des enfants qu’elle gardait à New York. Le procès de cette femme a permis de penser au-delà de l’horreur du geste. Les audiences étaient assez intéressantes, parce que certains voyaient dans le geste une espèce d’acte de désespoir, de frustration, de cette fracture sociale qui se matérialisait dans la relation d’employeur a employé.
Cette fracture sociale s’observe aussi à l’école. Au-delà de la relation employeur-employé, les nounous étaient également mises à l’écart devant les établissements scolaires. Elles sont un groupe à part : d’un côté les mamans, de l’autre les nounous. Comment l’expliquer ?C’est une image un peu caricaturale, mais c’est souvent le cas. L’entre-soi est d‘une banalité extrême. Dans tous les milieux, on reste malheureusement avec ceux qui nous ressemblent : les mamans bourgeoises restent entre elles d’un côté, les nounous entre elles de l’autre. Ce qui m’intéresse, c’est l’image que ça renvoie. Le symbole est frappant : la fracture se matérialise dans les vêtements, dans le comportement, dans la langue utilisée, parce que certaines nounous vont parler entre elles dans la langue de leur pays d’origine. Les deux images fortes qui rendent compte de cette fracture, c’est la mère bourgeoise et la nounou qui se croisent dans le hall de l’appartement, alors que ces deux univers ne se côtoient pas à la sortie des écoles.
Les travailleuses domestiques sont invisibilisées par leur statut, par leurs horaires, par leur condition. Vous avez interrogé une mère qui emploie les mots suivants : « J’ai adoré être mère, mais je n’aurais pas supporté de ne faire que m’occuper de mes enfants. Avoir une vie sociale, intellectuelle, c’était indispensable ». Comment expliquer cette dépréciation du travail de nourrice ?Cette dépréciation du statut social des travailleuses domestiques est quelque chose d’assez largement partagé dans la population. Ce n’est pas l’apanage des employeurs. Au contraire, je pense qu’il y a souvent une espèce de reconnaissance de la part de la mère employeuse. Certaines ont conscience – c’est par exemple le cas de ma mère - qu’elles ne pourraient pas concilier leurs vies professionnelles et leurs vies de famille si elles n’avaient pas recours au travail de ces femmes.
Il faut bien faire la différence entre le rapport personnel et le rapport politique entre les différentes populations. Malini, qui a été ma nounou jusqu’à mes 1 an et demi, est assez contente lorsqu’elle évoque sa situation. Elle gagne, je crois, près de 1500 euros. Sa patronne lui demande de venir travailler à plein temps mais elle ne veut pas parce qu’elle aime trop les enfants qu’elle garde par ailleurs. Beaucoup d’entre elles vont se sentir assez bien loties dans leurs situations personnelles mais n’ont pas nécessairement de recul sur la situation de l’ensemble des travailleuses domestiques et ne comparent pas forcement.
Est-il juste que toutes ces travailleuses soient des femmes, soient souvent issues de l’immigration, et qu’on ne leur donne pas d’autres perspectives que ces emplois-là ? Elles ne s’interrogent pas forcément sur cette question précise. Beaucoup d’entre elles m’ont dit qu’elles avaient d’autres rêves dans leurs vies, qu’elles voulaient devenir médecins, avocates, assistantes sociales : un métier plus valorisé où elles auraient quand même pu aider les autres. Elles ont quand même ce souci du soin à l’autre. Elles ont tout à fait conscience que leur métier n’est pas choisi, qu’il est subi, mais elles relativisent. Elles se disent : « Il y a pire que moi ». Eugenia, par exemple, est venue du Portugal après le passage à l’euro. Elle se compare à son père, qui a fait le voyage à pied du Portugal à la France, au moyen de passeurs, et qui est arrivé dans un bidonville. Elle compare et se dit : « Moi, je suis heureuse ». Il y a souvent un choc entre la perception de la situation personnelle et la situation globale, les rapports sociaux.
Une question de fond se répète tout au long de l’ouvrage. Vous l’avez posée à bon nombre de vos interlocutrices : « Pensez-vous que ce travail soit choisi ou subi ? ». Quelle est votre conclusion ?On trouvera toujours des femmes qui ont choisi ce métier. Mais ce sont tout de même des emplois particulièrement subis. Je me restreins à la petite dizaine de femmes que j’ai interviewé, ce n’est pas forcément représentatif. En tout cas, dans les études sociologiques, ou lorsque je pose la question à la secrétaire générale du Syndicat national des auxiliaires parentaux, elles me disent clairement, du tac au tac : « C’est subi ». Quand un métier cumule autant de difficultés, qu’il génère de la précarité sociale, des problèmes de santé qui s’accumulent… Quand il est aussi dévalorisé socialement, il est difficile de le choisir.
Ces métiers du soin - le soin apporté aux enfants ou aux personnes âgées peuvent évidemment être choisis par envie d’aider les autres, pour l’aspect humain. Mais socialement, ce n’est pas un métier rendu attractif. Le principe même du métier peut être extrêmement beau, extrêmement fort… Mais tels que l’économie et la politique ont construits ces métiers, ils ne donnent pas envie d’être choisis.
Vous écrivez que même l’État oriente des femmes issues de l’immigration vers ces métiers-là. Pour quelles raisons ?Ça a plus ou moins toujours été le cas depuis la révolution industrielle. Les Bretonnes, d’abord, venaient travailler dans les familles bourgeoises de Paris, puis les Portugaises et les Espagnoles, les Antillaises, et ensuite le reste du monde. Pendant les Trente Glorieuses, on parle quand même beaucoup de cette main d’œuvre essentiellement masculine qui est venue pour travailler dans les usines et chantiers français, mais il y a aussi tout ce versant féminin qui a vécu la même chose dans les métiers domestiques.
Finalement, c’est une histoire parallèle. Après 1974, comme les hommes, les femmes se sont débrouillées pour venir souvent avec un visa de touriste qui leur permettait de travailler 3 mois, pour ensuite se faire régulariser par le travail. Aujourd’hui, si ce n’est pas encouragé, ce n’est pas non plus découragé. Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait le décourager. Mais il n’y a pas de politique pour permettre à ces femmes qui arrivent en France d’avoir des perspectives sociales professionnelles plus reluisantes.
« Premières de corvée », juin 2019, Éditions LGM, 9 euros.