'Maintenant, les prisonniers' : au Pays Basque, la société civile prend les rues pour la paix
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À l’appel des "Artisans de la Paix", 9000 Basques ont manifesté à Bayonne le samedi 12 janvier, imités à Bilbao, en Pays Basque Sud, par 70 000 personnes. Huit mois après la dissolution de l’ETA, ils réclament la fin des mesures d’exception pour les prisonniers et la reprise des discussions avec le gouvernement.
Traversant le pont Saint-Esprit, ils s’élancent dans une synchronie parfaite. Les lourdes sonnailles résonnent tandis que s’agitent les coiffes multicolores des joaldunak, protégés de la fraîcheur d’un samedi hivernal par d’épaisses peaux de brebis. Les danseurs, figures essentielles du patrimoine culturel basque, précèdent de quelques pas une grande bâche blanche. On peut y lire "Orain Presoak" : "Maintenant, les prisonniers".
Ici, les Gilets Jaunes ont accepté d’abandonner l’espace d’une journée la sous-préfecture pour aller manifester à Biarritz, où la tenue prochaine du G7 alimente l’espoir d’une convergence locale des luttes. À Bayonne, donc, ce sont 9000 personnes qui manifestent à l’appel des "Artisans de la Paix" - une coalition de membres de la société civile engagés pour le règlement du conflit au Pays Basque – en soutien aux droits des militants emprisonnés pour leurs actions au sein du mouvement indépendantiste armé ETA.
La dissolution de l’organisation en mai dernier, entérinée par une rencontre internationale à Cambo-les-Bains, laissait espérer un règlement pacifique pour le conflit basque, long de soixante années. Malgré d’indéniables avancées au cours de l’année passée, les espoirs se heurtent au ralentissement récent des discussions entre la délégation basque et le gouvernement.
Une convergence politique et civile pour la paix
Imités à Bilbao, en Pays Basque Sud, par 70 000 personnes, les manifestants invitent l’État à s’engager davantage :
"Les démarches unilatérales entreprises jusqu’à présent nécessitent une réponse qui permettra d’alimenter la dynamique de paix. Ne pas franchir les étapes qui sont aujourd’hui nécessaires serait aussi diminuer la valeur de celles entreprises hier", peut-on lire dans le texte d’appel. La démarche bénéficie d’un ample soutien : 170 élus locaux, dont 65 % des maires du Pays Basque Nord, ont appelé à manifester.
"La prise en compte de la situation des prisonniers, mais aussi la reconnaissance des souffrances de toutes les victimes, est un préalable incontournable à la mise en place d’un processus de paix solide et durable en Pays Basque. Nous ne renions pas les blessures du passé mais souhaitons construire l’avenir de ce territoire de manière sereine et apaisée », écrivent les élus, qui demandent au gouvernement de "rétablir les bases du dialogue engagé en octobre 2017 – à ce jour suspendu – afin d’avancer ensemble au rapprochement des prisonniers et à la libération de ceux qui sont malades ou en fin de peine. Nous demandons, ni plus ni moins, l’application du droit commun, et affirmons notre volonté de poursuivre notre action à leurs côtés".
Un sentiment partagé par de nombreux acteurs politiques du Pays Basque Nord, comme en témoigne la signature commune d’un appel à manifester par les sections locales du Modem, de l’UDI, du PNB (centre-droit nationaliste), du PS, de la France insoumise, de Génération.s, d’EELV et de la gauche indépendantiste d’EH Bai. Outre les soutiens du NPA, des syndicats FSU, LAB (syndicat des travailleurs basques), CGT, CFDT et Solidaires, des écologistes de Bizi, de la LDH et du Comité pour la Défense des Droits de l’Homme au Pays Basque, l’initiative était également appuyée par une quarantaine de prêtres et par plusieurs acteurs du monde culturel et sportif local.
Fermin Muguruza, le chanteur du célèbre groupe Kortatu et l’écrivaine Marie Cosnay étaient présents en tête de cortège. Derrière, le maire UDI de Bayonne et président de la jeune communauté d’agglomération Pays Basque, Jean-René Etchegaray, le député LREM Vincent Bru ainsi que d’autres membres de la délégation chargée des discussions avec le gouvernement depuis juillet 2017 portaient une seconde banderole arborant « Paix en Pays Basque, Maintenant les Prisonniers ». Dans les rues de Bayonne, un slogan : "Euskal Presoak, Etxera" ("les prisonniers basques à la maison").
Entre dispersion et statuts d’exception
Les membres de la délégation considèrent que les discussions à l’œuvre depuis 2017, qui ont permis des améliorations notables pour une partie des prisonniers basques, sont au point mort depuis juillet dernier, une date concomitante avec l’arrivée du socialiste Pedro Sánchez aux responsabilités en Espagne.
"Depuis l’élection du président Macron, des avancées significatives sont observées, avec le rapprochement de nombre de prisonniers et la levée du statut de DPS à un certain nombre d’entre eux", a tenu à souligner le socialiste Kotte Ecenarro, vice-président de la CAPB. Ainsi, 25 prisonniers ont été transférés vers les prisons de Mont-de-Marsan et de Lannemezan, respectivement situées à 104 et 178 kilomètres de Bayonne.
22 prisonniers ne sont désormais plus catégorisés comme détenus particulièrement signalés (DPS), un statut d’exception qui implique un droit restreint de circulation au sein de la prison et de fréquents changements d’établissement.
"Nous le valorisons sans aucune réserve", a insisté Michel Berhocoirigoin, l’une des figures des Artisans de la Paix.
Au 16 janvier 2019, 265 militants indépendantistes sont encore emprisonnés : 217 dans les prisons espagnoles dont quatre au Pays Basque sud, 47 en France et 1 au Portugal. Parmi ces 265 personnes, 15 souffrent de maladies, 11 sont incarcérés depuis plus de 25 ans, 86 sont parents d’enfants en bas âge et 38 sont âgés de plus de soixante ans, et l’on dénombre 37 femmes. Les militants emprisonnés en France, catégorisés comme DPS sont au nombre de 12, et 13 des 47 emprisonnés purgent leurs peines dans des établissements éloignés du Pays Basque.
Si la politique de dispersion affecte les détenus, elle est également source de difficultés pour les familles : outre le coût que représentent les visites régulières dans des établissements parfois distants de sept cent kilomètres, la longueur des voyages accroît les risques d’accidents. L’association Etxerat, qui milite pour les droits des prisonniers basques, recense ainsi plus de 400 accidents liés aux politiques de dispersion des États français et espagnol sur les 30 dernières années, ayant entraîné 16 décès sur les routes. Le dernier remonte au 1er janvier 2019 : la compagne et le fils de deux ans de Garikoitz Aspiazu, emprisonné dans la prison d’Arles, n’ont heureusement pas été blessés.
Pourtant, une résolution du Parlement européen en date du 5 octobre 2017 – non spécifique à la question basque -, condamne "la dispersion pénitentiaire appliquée par plusieurs États membres, car elle constitue une peine supplémentaire qui touche les familles des détenus". Le Parlement "demande instamment la mise en place de mesures permettant de rapprocher tous les détenus qui se trouvent loin de leur région d’origine, sauf si l’autorité judiciaire en décide autrement pour des motifs légalement fondés".
"Tout le droit, rien que le droit", a réclamé Kotte Ecenarro. "Alors qu’une réelle confiance s’était installée dans [les] rencontres, il est apparu que l’État n’entendait plus reconnaître à certains prisonniers les droits élémentaires qui s’appliquent à tout détenu, car il n’était demandé que l’application du droit commun aux prisonniers basques", a poursuivi le membre de la délégation, pour qui "les avancées de la paix le justifient, plus encore le rendent nécessaire pour la recherche d’une paix durable".
En ligne de mire, les libertés conditionnelles réclamées et systématiquement refusées depuis plusieurs années à trois prisonniers qui entament leur trentième année de détention : Xistor Haranburu, Jakes Esnai et Ion Parot. "Il n’est pas possible de rester embourbés au milieu du gué", a souligné Michel Behricoirigoin. "La levée des mesures d’exception, c’est d’abord une question de juste application du droit. Ce n’est pas une question d’opinion, mais de droit, qui ne peut fluctuer au gré des intérêts ou des opportunités politiques, dictées par des considérations autres que l’application stricte du droit", a poursuivi l’ancien président de la Chambre d’Agriculture Alternative du Pays Basque.
Les acteurs engagés dans la résolution du conflit considèrent qu’un volontarisme de la part de l’État est indispensable. "Parce que l’instauration d’une paix durable est en jeu, tout est encore fragile. Un processus de paix ne peut être unilatéral mais exige l’implication de tous. Parce que l’éloignement et la dispersion entraînent une double peine pour les familles, et toujours les risques permanents à ces routes interminables" , a poursuivi Michel Behricoirigoin, dénonçant "une épée de Damoclès permanente".
En Espagne, un sujet brûlant
Si le ministère affirme que les discussions restent ouvertes, la directrice-adjointe du cabinet de Nicole Belloubet considère que la situation est rendue complexe par les profils des militants encore détenus : "Tout le monde autour de la table savait que nous allions arriver à un moment donné à ce que nous pouvons appeler “l’os”, ce sont les détenus d’ETA qui ont un profil très lourd en termes de condamnation et de symbolique", affirme ainsi Hélène Davo dans les colonnes de l’hebdomadaire Mediabask.
En outre, le volontarisme de la société civile du Pays Basque Nord se heurte aux lourds enjeux symboliques qui entourent le conflit basque en Espagne. Les associations de victimes, puissantes et politiquement soutenues, parfois "politisées et instrumentalisées", comme le reconnaît Hélène Davo dans les pages de Mediabask, ne facilitent pas la mise sur pied d’un processus de paix à l’irlandaise qui permettrait d’aborder la question de l’ensemble des victimes, celles de l’ETA comme celles de la guerre sale menée par l’État espagnol à travers les paramilitaires des Groupes Armés de Libération (GAL) et du Bataillon Basque Espagnol (BVE).
Un rapport de l’Université du Pays Basque fait ainsi état d’au moins 4113 cas de torture au Pays Basque entre 1963 et 2017, commis par les différentes forces de police présentes sur le territoire.
"Nous parlons des prisonniers maintenant, mais nous n’oublions pas les victimes, car elles sont au cœur du conflit et doivent demeurer au cœur de la résolution du conflit. Toutes les victimes ont droit à la reconnaissance, à la vérité, à la réparation. Il n’y a pas de hiérarchie dans la souffrance", avance Michel Behricoirigoin.
"Se mobiliser pour le respect des droits des prisonniers, ce n’est pas porter atteinte aux victimes. Nous leur devons que le passé douloureux ne se reproduise plus. Et nous devons créer les conditions qui le garantissent. Nous ne se sommes pas arrivés au bout du processus avec la fin de l’ETA. Il nous faut aller plus loin", a poursuivi le militant devant les 9000 manifestants réunis à Bayonne. Si Michel Behricoirigoin plaide pour "une résolution définitive de la situation des prisonniers en recourant à la justice transitionnelle" et affirme qu’un "Pays Basque apaisé et démocratique est à portée de main", l’initiative se heurte à la timidité des gouvernements, qui n’ont par exemple envoyé aucun représentant officiel lors de la rencontre internationale de Cambo-les-Bains, entérinant le 4 mai 2018 la dissolution de l’ETA.
Malgré des obstacles persistants, les militants et la société civile se mobilisent toujours, au Sud du Pays Basque, sous administration espagnole, comme au Nord, sous administration française, où l’on observe une remarquable unité politique en faveur du règlement du conflit.
Photo de Une : Procession des joaldunak avant la manifestation pour les droits des prisonniers, le 12 janvier 2019 à Bayonne. Crédits : Téo Cazenaves - Le Média.