Derrière les profits records de Geodis, la souffrance de ses ouvriers
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Au port de Gennevilliers, la colère gronde chez Geodis, florissante filiale logistique de la SNCF qui opère dans 120 pays avec un chiffre d’affaires de huit milliards d’euros. Depuis décembre 2018, les ouvriers manutentionnaires protestent contre leurs conditions de travail, des salaires trop bas et plusieurs licenciements qu’ils jugent abusifs. Vendredi 22 mars, Mouloud Sahraoui, élu CGT et l’un des meneurs de la contestation, a été reçu par la direction pour un dixième entretien préalable au licenciement. Des ouvriers de l’entrepôt, mais aussi des postiers, des enseignants, des étudiants et quelques gilets jaunes se sont mobilisés le temps d’une matinée pour le soutenir. Reportage.
Dans le secteur industriel de Gennevilliers, à la frontière entre le Val-d’Oise et les Hauts-de-Seine, difficile d’imaginer que trône ici le deuxième plus grand port fluvial d’Europe. Derrière cet horizon de hangars, de voies ferrées et de chantiers se cache la Seine, d’où arrivent chaque année 5000 navettes fluviales chargées de biens de consommation en provenance du Havre.
Il est dix heures trente. Une cinquantaine de manifestants sont rassemblés devant les grilles de l’entreprise. On monte la sono, le ballon CGT gonfle sur le toit d’un Kangoo pendant que d’autres personnes déroulent des pancartes dénonçant la répression syndicale. Régulièrement, des camions passent devant les manifestants et klaxonnent en guise de soutien. Un rassemblement syndical presque banal : un manifestant chantonne « c’est la lutte finale » tandis que la sono crache les chansons habituelles, mille fois entendues en manif. Pour compléter le tableau, ne manquent que les merguez et le barbecue : il sera allumé une heure plus tard.
« Un travail d’esclave »
Malgré une ambiance festive et un soleil qui réchauffe les cœurs, tous savent que le temps n’est pas à la réjouissance. Mouloud Sahraoui, que tout le monde connaît ici, est là-haut, et risque d’être viré à cause de son engagement syndical. « On est tous Mouloud ! », lancent régulièrement les manifestants. Son nom est sur toutes les lèvres. Les ouvriers dénoncent des conditions de travail impossibles dans l’immense entrepôt de Geodis, où ils transportent des centaines de colis par jour. Ils exigent de meilleurs salaires : 200 euros de plus, sur un revenu actuel de 1200 euros net - qui n’a jamais augmenté, même pour les plus anciens, qui travaillent là depuis 10 ans. Frédéric Herlemont, l’un des délégués CGT du site, évoque un travail bien pire que dans les entrepôts d’Amazon, connus pour leurs conditions de travail dantesques. « Ici, les conditions de travail sont déplorables », dénonce le syndicaliste. « On traite énormément de fret en déchargement et il y a de tout : des animaux vivants, des explosifs, des balles de pistolets, des marchandises qui ne devraient même pas passer ici. Avec les colis en transit, les animaux écrasés, ça arrive souvent », soulève-t-il.
Même constat pour Hassen, qui évoque un « travail d’esclave ». « Y’a aucune affiche pour la sécurité, c’est sale, il y a de la rouille, des animaux morts, de la poussière partout », énumère-t-il. Les salariés ont un objectif de 330 colis à transporter par jour, à la main, en transpalette ou en chariot élévateur. Mais l'objectif est parfois impossible à atteindre, puisque les colis peuvent peser entre 2 kilos et 300 kilos : le poids total n'a pas d'importance, c'est le nombre de colis qui compte. « Il n’y a aucune limite. L’objectif, c’est 330 par personne. En fonction de ça, ils jugent si le travail est effectué ou non. Si tu ne l’as pas fait, ils peuvent venir te voir et te dire que tu n’as pas fait ton quota », poursuit Frédéric. Ces cadences, ce sont les corps qu’elles attaquent, et les accidents du travail sont nombreux. Kamel, 15 ans de boite, a ainsi enchaîné trois accidents depuis 2015. Son dos a fini par lâcher. Désormais invalide, il a été licencié début mars.
Des ouvriers virés à la pelle
Face à un conflit qui s’éternise, l’entreprise n’a répondu que par la fermeté. Mises à pied temporaires et licenciements plutôt que hausse des salaires. Mourad, 45 ans, vient d’apprendre ce matin même qu’il a été licencié. Sa faute : avoir ramené un canapé dans une salle de repos de l’entreprise, alors même que les employés réclamaient du mobilier à la direction. Il n’en revient pas. « 11 ans de boite. 11 ans de boite et pas un avertissement, pas une mise à pied », fulmine-t-il. Son cas n'est pas isolé : depuis le début du conflit social en décembre dernier, une dizaine d’ouvriers ont été convoqués pour des mises à pied temporaires, à l’image d’Hassen, réceptionniste de colis, qui travaille ici depuis 2009. « J’ai été convoqué pour une mise à pied. Ils nous harcèlent, mon dossier est vide, c’est juste pour nous mépriser », lance-t-il.
Il est presque midi. Mouloud Sahraoui finit par sortir de son entretien et rejoint la petite foule rassemblée devant les grilles de l’entreprise. Il ne connaît pas encore son sort : la direction devrait décider dans les prochains jours s’ils le licencient ou non. Lui n’y croit pas : « ils n’ont rien contre moi », explique-t-il d’un ton assuré. Pour lui, la direction fait pression sur les employés militants avec des mises à pied temporaires, pour couper leurs revenus et « taper dans nos portefeuilles », l’un des principales sources d’inquiétude du délégué CGT. Il retrouve ses camarades, accueilli presque en héros, mais refuse les honneurs, modeste. « Ce n’est pas un rassemblement pour Mouloud, c’est un rassemblement pour eux », lance-t-il au micro en pointant ses collègues licenciés dernièrement, Mourad, Kamel et Diakité.
Des dos cassés pour des milliards
Si les ouvriers de Geodis accueillent la situation avec amertume, c’est que l’entreprise est une véritable mine d’or pour la SNCF. La filiale a bouclé l’année 2018 avec un chiffre d'affaires de 8,2 milliards d'euros, pour un CA total de 32 milliards réalisé par le géant ferroviaire. La SNCF réalise le tiers de ses revenus grâce à sa branche logistique, dont Geodis est le plus gros contributeur. La direction a d’ailleurs prévu une croissance de 20% pour Geodis d’ici 2023. Mouloud et les autres, forcément, veulent leur part.
D’autant que leurs conditions de travail contrastent avec les préjugés et l’image éculée dont pâtissent les cheminots, et leur statut dit « privilégié », qui creuserait la dette de la SNCF. Sur les 1200 filiales du groupe ferroviaire créées en 10 ans, Geodis est l’une des plus rentables, et l’une de celles qui rapporterait gros dans l’optique d’une privatisation.
Ce décalage entre la misère des ouvriers de Gennevilliers et les revenus de l’entreprise, c’est encore Mouloud qui le résume le mieux. « Ici, c’est le jackpot. Les seuls qui profitent, ce sont les actionnaires. On est en train de les gaver sur le dos des travailleurs. Donc nous on va continuer. Pour 1515 euros brut par mois, on se tue, et ils veulent qu’on ferme notre gueule ? Mais non ! Cette richesse, il faut la partager ! Cette richesse, elle a été créée par nous ! », lance-t-il au micro, récoltant un tonnerre d’encouragements. Geodis n’en a pas fini avec la CGT et son barbecue.
Crédits photo de Une : Simon Mauvieux.